Jean Hélion (1904-1987) I
30/12/2016
Le peintre Jean Hélion a été interviewé par un autre peintre, Jean-Paul Chambas, en 1984. Abstrait dans les années 1930-1938, Jean Hélion est revenu au naturalisme selon divers modes originaux... Voici :
Jean-Paul Chambas : La liberté, chez vous, ce n’est pas l’abstraction.
Jean Hélion : Non, l’abstraction n’est pas la liberté. Regardez, tout ce qui nous entoure est interdit dans l’art abstrait ; mais il y a la liberté de l’homme de se dégager du monde auquel il est soumis. La négation de l’abstraction est un acte de liberté également, et je suis parti de l’abstraction pour les mêmes raisons qui m’ont fait y entrer. J’ai regardé le monde pour tourner le dos à l’abstraction. Le monde est dans son envers aussi bien que dans son endroit ; alors ?
Prendre l’abstraction comme but, c’est de l’académisme, le but est de la prendre comme un élan, un élan comme un autre. L’abstraction, c’est du pianotage ; pianoter des valeurs, des oppositions d’angles, renouveler, multiplier, il y en a eu tellement tout d’un coup que le monde se peignait tout seul, s’exprimait tout seul ; je m’apercevais qu’un rond tendait à s’infléchir légèrement et qu’il devenait une silhouette ; je m’apercevais qu’il était impérieux de diviser ce rond plat pour ne pas qu’il soit toujours plat. Vous y mettez une verticale, vous avez le nez ; deux horizontales, vous avez les yeux ; une autre horizontale, vous avez la bouche, mais en vérité elle s’incurve. Chaque progrès de formes me paraît un progrès de compréhension, et de création. Picasso a très bien senti qu’il pouvait faire un visage dans lequel les yeux étaient deux horizontales… et cela ne l’empêchait pas de faire le lendemain une imitation d’Ingres ; avec une liberté que j’ai toujours admirée chez lui : il inventait.
J.-P. C. : Dans tous les sens Matisse, lui, ne se servira que de la courbe :
J. H. : Oui, Matisse a une autre forme de liberté. Il a joué sur la complexité du rapport avec le modèle tandis que Picasso n’a jamais fait du modèle qu’un principe, non une réalité.
J.-P. C. : Vous avez cherché dans vos carnets à inventer avec acharnement.
J. H. : L’acharnement, c’est notre vie à tous, mais il n’est jamais épuisé, réussi. Tout est à refaire en peinture. C’est peut-être ça le principe de l’art, entre le faire et le refaire il y a toutes les diversions possibles, et le blanc est la somme de tous les possibles finalement ; tous les points que vous allez réunir par des lignes existent virtuellement sur la surface blanche.
J.-P. C. : C’est vrai chez Cézanne où le blanc, le vide, font le tableau ; le blanc du papier est à la fois lumière et peinture de la lumière.
J. H. : Cézanne a fait des touches sur lesquelles appuyer. Il appuie avec la lumière comme un musicien appuie sur le piano. Il joue un air qu’il porte au fond de lui.
J.-P. C. : Un tableau de Cézanne où il y a du blanc, de la lumière, vous ne le voyez pas du tout comme ce portrait de Filippo Lippi (aux Offices à Florence) ou le fameux Bonaparte par David ?
J. H. : Non, chacun a ses qualités. Il y a des moments où je préfère l’un à l’autre mais l’inachèvement de Cézanne me paraît plus achevé que celui de Bonaparte à Arcole. L’inachevé, c’est laisser ouvert au lieu de fermer. Vous savez, on a un foutu terme en art, on dit que « c’est exécuté », au sens de Deibler, vous ne l’avez pas connu, cet exécuteur des hautes œuvres. L’exécution académique est vraiment un assassinat, tout possible est enlevé. Ce qu’il y a de très beau dans Cézanne, c’est que les formes restent ouvertes comme pour chanter ; je trouve ça très généreux.
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