Jean Hélion III
30/12/2016
Suite et fin de l'entretien Jean-Paul Chambas - Jean Hélion
Une sorte de chanson qu'on perçoit...
J.-P. C. : Je me demande ce qui permet de dire que l’on est au bout du chemin. Qui le voit ? Est-ce la peinture qui nous le dit ?
J. H. : Il n'est pas essentiel qu'on le voie, moi je le vois mais je suis peut-être un maillon dont vous êtes le suivant ; je crois que tout homme ajoute à un autre homme une aventure.
J.-P. C. : Quand j'ai vu vos tableaux exposés chez Karl Flinker, j'ai été surpris de cette extrême liberté qui pour moi va vers un laisser-aller total. Quand j'ai demandé à Karl où vous alliez ainsi, il m'a répondu "vers la liberté absolue". L'avez-vous vu comme cela ?
J. H. : Je me sentais plus impérieusement poussé qu'avant ; cette liberté s'exprimait par une soumission plus grande à mon désir de peindre, à l'envie d'amener le beau à cette surface blanche qui était inerte auparavant.
J.-P. C. : Le sujet importait moins que la peinture.
J. H. : Ce qu'on cherche à crier c'est la vie qui est en soi. Au fond de nous, la vie résonne, cette espèce de tumulte des cellules dans lequel nous mettons un certain ordre, avec lequel nous faisons une sorte de chanson qu'on perçoit.
J.-P. C. : Cette liberté n'est pas une liberté de jeune homme, il y a une insolence autre que l'arrogance...
J. H. : C'est le sens de l'humilité parfaite, le contraire de l'orgueil ; ça m'est égal que vous aimiez ou pas, voilà ce que je cherche à dire, je le dis au plus près, au plus juste. L'idée de justesse est très importante dans la peinture et tant que Matisse ou Cézanne avaient cette justesse. Il y a la justesse d'un rapport entre le nez et l'oreille et celle d'une tache qui fait que les yeux de Cézanne nous regardent plus profondément que les yeux de Léonard de Vinci. Il est plus superficiel, plus exécuté que Cézanne. A trop multiplier et démonter, la sensation forte est mise à mort. Le langage est fait de coups d'oeil qu'on reçoit totalement en plein visage. Vinci exprime des clins d'oeil ; Cézanne, c'est l'oeil grand ouvert sur les choses, sur la vie, aussi ouvert qu'un trait de pinceau qu'il trace franchement, totalement, sans hésitation. Il hésite avant, mais pas pendant.J'ai l'impression d'avoir toujours dit la même chose, autrement, c'est pourquoi j'ai tenu des carnets toute ma vie où je me suis entretenu avec eux. Je suis mon meilleur client ; client dans le sens de celui qui accepte de dire aujourd'hui le contraire d'hier. Vous avez un dos, vous avez aussi une face. Nul n'est plus vrai que l'autre ; l'un a besoin d'être énoncé après l'autre. La vérité, c'est un fantôme comme l'horizon. Mais l'horizon existe, c'est une ligne qui sépare le ciel du bout du champ ; et quand on se trouve au bout du champ, l'horizon s'éloigne. C'est une réalité mentale, l'artiste s'occupe de l'intersection des vérités mentales avec les réalités physiques ; c'est-à-dire du domaine des yeux. Ce qu'il y a d'amusant, c'est que la peinture soit à la fois physique et mentale ; c'est peut-être l'infériorité de la poésie d'être principalement mentale, il y a bien dans le jeu des mots une matérialité mais celle-ci n'a pas la précision de la couleur.
Jean Hélion
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