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"Devenir des rois ou les courriers des rois"
Franz Kafka
Thierry Renard : Vous avez fait des études de philosophie. Cela a-t-il sur votre travail une influence quelconque ? Et quels sont vos maîtres, ceux qui ont beaucoup compté ou qui comptent encore pour vous ?
Christian Bobin : J'ai déjà dit, ici ou là, tant de mal de la philosophie que je peux, pour une fois, tâcher d'en dire quelque bien. Pas facile : je n'ai guère le tempérament philosophique. Car je crois qu'il y a des tempéraments pour ça. Vous savez ce qu'on dit aux élèves de philosophie, la même rengaine, toujours : l'étonnement est le vrai début de la pensée. Eh bien je ne crois pas, je crois que c'est faux. L'étonnement, l'émerveillement est la racine de l'amour, mais au début de la philosophie je vois plutôt la colère, comme une rage enfantine, le désir de fonder sa place dans le monde - si possible au centre. Il y a quelque chose de guerrier, de conquérant dans la métaphysique, dans cette façon de prétendre tenir le monde au bout de sa raison, comme un chien au bout d'une laisse. Mais voyez, je commence à médire.
Bien sûr j'ai lu, avec ferveur, des gens comme Platon, comme Spinoza, comme Kierkegaard. Ce sont des montagnes arides, protégeant de leur hauteur quelque fleur rare, quelque fleur blanche des sommets. Bien sûr certaines pensées des philosophes m'ont touché. Mais elles me persuadaient par leur beauté, jamais par leur logique. Je ne renie pas l'intelligence. Je dis que je préfère l'instinct - qui est l'intelligence à l'état brut.
Quand vous voyez, par exemple, une église romane, vous pouvez bien être bouleversé par son harmonie, vous ne songez pas pour autant aux principes d'architecture que sa construction met en œuvre, vous pouvez la goûter sans rien connaître de ses principes. Or quand vous êtes devant un système philosophique, si vous n'êtes pas du métier, du bâtiment, vous êtes très vite perdu. Les systèmes des philosophes sont des églises que les architectes ont élevées pour venir s'y adorer eux-mêmes, dans le sanctuaire de leur raison. J'ai pris très vite l'habitude de ne pas les déranger dans leurs prières. Quant à votre question sur les maîtres qui seraient les miens : aucun. Je ne conçois pas d'autre maître que la vie, la vie pure et simple. J'admire beaucoup de gens, certains qui écrivent, d'autres qui n'écrivent rien. L'admiration m'est nécessaire, nourricière, comme un soleil pour le sang tournesol. Je ne saurais vivre sans admirer. Mais de maître, non, nulle trace. Écrire c'est se déprendre de toute maîtrise des autres sur soi, de soi sur soi.
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