Michel Fardoulis-Lagrange (1910-1994), écrivain et revuiste.
12/05/2016
Né en 1910 au Caire dans une famille grecque, Michel Fardoulis-Lagrange a publié des nouvelles dès 16 ans, puis installé à Paris en 1929 a connu la pauvreté tout en continuant d'écrire. En 1938, il rencontre sa compagne Francine puis publie un de ses premiers livres importants en 1941 : Sébastien, l'enfant et l'orange. En 1945, il crée la revue Troisième convoi (reprise en fac-similé par les éditions Farrago), poursuivant une oeuvre dont la confidentialité est étonnamment rare, malgré l'admiration de Bataille, Lambrichs ou Leiris. Il décède à Paris en 1994. Il laisse une oeuvre éparpillée chez différents éditeurs, reprise depuis quelques années par les éditions Corti.
Qu'on ne s'y trompe pas : Michel Fardoulis-Lagrange est un nom qui commence à s'imposer dans l'histoire littéraire française. Un nom qui provoque l'enthousiasme et aussi un certain silence critique : comment parler d'une oeuvre qui a su exprimer l'indicible ? Si on peut admirer un auteur qui sait nous porter dans des paysages mentaux inédits, on peut éprouver aussi une gêne, doublée d'un mutisme, devant ce déploiement, cette narration proprement inouïe. La publication dans la collection "Les inédits de Doucet" des Hauts Faits par les éditions Gallimard permet de mesurer autrement comment Michel Fardoulis-Lagrange joue avec la narration, en imposant personnages, lieux et situations mais en opérant un décalage savant comme on dit qu'il existe une musique savante.
. (1) Les Hauts Faits raconte une journée d'un couple occupé par un déménagement. Ni plus ni moins. Ensuite, nous percevons progressivement comment le souffle d'une tragédie antique parcourt ces pages, un souffle qui procède d'une nostalgie mais n'oublie pas cette autre tragédie qui fonde notre temps : une intériorité violente, défaite de la morale et de l'obligation, et qui fait échouer la raison sur les plages de l'incompréhension. Michel Fardoulis-Lagrange exprime ces passages du descriptible à l'intime dans une prose où le jeu des êtres, le "jeu d'être", est le seul jeu possible, et sûrement la seule entrée dans le Réel.
. (2) Ainsi cet extrait des Caryatides et l'Albinos : "Que le silence s'impose alors pour que nous progressions dans cette voie, nul doute. Nous traversons les phases les plus compliquées de notre jeu. La lenteur avec laquelle évoluent les feuilles des arbres est un moyen aussi pour s'instruire du modèle idéal qu'elles atteindront. De même les pierres sont souvent soucieuses d'un ordre d'édification semblable au nôtre. (...) Toutes sortes de préparatifs s'annoncent et s'achèvent à proximité du couple que nous formons l'albinos et moi. Légère tache dans la lumière, ce couple tend à matérialiser l'angle sous lequel nous vivons. Où que nous posions le regard, il y a réciprocité, une grande famille solidaire de son temps primitif. Mais à ce moment-là, plutôt qu'un sentiment de surcharge, d'écrasement sous la multitude des détails qui se dessinent et répondent à la connaissance absolue que nous désirons, nous nous proposons, pris de vertige, des fins encore plus éloignées..."
Ce long passage ne peut que prouver que la lecture des livres de Fardoulis-Lagrange est une expérience nécessaire pour quiconque veut aller à la rencontre d'une écriture qui sut dépasser les limites habituelles de la narration pour porter ses pas dans l'incarnation d'un songe ouvert sur la réalité la plus immédiate.
Marc Blanchet
. (1) Les Hauts Faits, éd. Gallimard, 19,90€
. (2) Les Caryatides et l'Albinos, éd. José Corti, 12,50 €
Les commentaires sont fermés.