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Fille de la montagne, imprimé en mai 1984 par Gilles Coutet, au Pontet (17 x 21 cm, 28 pages), à 60 exemplaires sur Larroque non reliés et non foliotés, ornés de 4 peintures tantriques, précède de quelques mois la mort du poète. Les peintures tantriques ont été réalisées à Katmandou par des artistes locaux, puis collées sur feuilles. Je n'insisterai pas sur le fait que jusqu'au terme de son existence, Michaux aura gâté la petite édition, en lui confiant des textes de valeur.
Le catalogue de Lucie Ducel, à laquelle Michaux s'est adressé pour l'édition de ce recueil - aquarelliste de son état, qui résidait rue du Chemin Vert dans le onzième parisien, et que j'ai eu la chance de rencontrer avant son retrait définitif de l'édition -, comptait 36 titres à son catalogue, en tout en pour tout ! Signalons que Marchant Ducel (anagramme de Marcel Duchamp) était en fait Franck André Jamme (1947-2020), qui résidait dans un village de l'Yonne, Les Bordes.
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Le troisième tome de La Pléiade est resté un peu vague quant au point-source du recueil Fille de la montagne, que je vais tenter de circonscrire ici. A savoir : Henri Michaux y fait référence au célèbre poème du XVIIe siècle : Exaltation des pieds fortunés de la Déesse, écrit par un lettré sanskrit, féru de grammaire et d'herméneutique, dramaturge et poète lyrique, Narayana Bhatta (1560-1645). Pour résumer ce qu'en dit Paul Martin-Dubost, son traducteur :
La Sripadasaptati (Exaltation des pieds fortunés de la Déesse) célèbre le combat du démon-buffle Mahisa, que ni hommes ni dieux ne peuvent vaincre, avec la Déesse - épouse de Shiva - aux mille bras et aux 28 noms, dont celui de "Fille de la Montagne". Mahisa voulait régner sur tout l'univers, à quoi les dieux répliquèrent en lui déclarant la guerre ; or Brahma avait accordé au démon-buffle le vœu qu'aucun homme ne pourrait le vaincre. C'est donc une femme, née de l'énergie combinée des dieux, qui sera chargée de terrasser Mahisa. Le Roi des montagnes, Himalaya, donnant à la Déesse un lion qui devint sa monture.
Retranché dans le corps du démon-buffle et par la Déesse éperonné, elle attendit qu'excédé Mahisa sorte de la gueule de l'animal pour lui trancher la tête. Par la suite, c'est d'un coup de lance qu'elle massacra deux autres démons, frères de sang.
Ce poème de 71 versets décrit la montée du conflit entre les forces du bien et du mal et célèbre les pieds puissants de la Déesse. Apaisée, ils rougissent alors de l'amour qu'elle porte à ses dévots (autant que du sang du buffle terrassé, ou de la laque qui en couvre les ongles).
Voici à présent les versets 59 et 60 :
59
Il convient, ô Fille de la Montagne, que ton pied égale en éclat le grand pied himalayen ; pour flocons de neige il a ses ongles éclatants ; il est gardien du minerai rouge qui donne la couleur ; les anneaux de ses chevilles sont ses brillants contreforts et il porte d'abondantes forêts, étant aussi l'unique support d'une abondante protection. Les Épouses des Parfaits vivant dans l'Himalaya le servent à la base ; les bardes de la Déesse, eux, célèbrent en ton pied l'Himalaya.
60
Les dieux qui président aux dix directions, chacun tourné dans la sienne, offrent
à tes pieds l'amour incarnat de leur dévotion ; il est dix fois visible à tes pieds
dans l'éclat de tes dix doigts rouges. Toi, Fille de la Montagne, tes pieds
leur accordent la grâce sous la forme de tes ongles et de leur lumière.
Narayana Bhatta de Melputtur
traduit du sanskrit par Paul Martin-Dubost
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