"Il était un père", de Yasujiro Ozu
10/02/2015
Réalisé en 1942 d'après un scénario datant de 1937, Il était un père est un des rares films d'Ozu à avoir été tournés durant la seconde guerre mondiale. Comme le titre l'indique, son sujet - les relations entre un père et son fils - se rattache à un thème universel qui nourrit depuis la nuit des temps l'inspiration des artistes, sur un registre qui va de l'exaltation de la piété filiale à la description d'une rivalité sans merci, en passant par une réflexion sur la transmission des valeurs.
La note que fait entendre Ozu dans cette vaste polyphonie est si évidemment originale qu'elle semble d'autant plus précieuse. Une note reconnaissable entre toutes : son timbre est ténu, sa résonance profonde. Débarrassée du pathos et de la psychologie, dégagée de la gangue poisseuse des bons ou des mauvais sentiments, épurée des ficelles de la dramaturgie et de l'anecdote, elle frappe sec et juste, directement à l'os.
Qu'est-ce qu'être père, qu'est-ce qu'être fils ? Voilà les questions auxquelles ce film, à défaut de les trancher, confère la mystérieuse conviction d'une forme cinématographique. Cette forme, terriblement ambiguë et en même temps si intensément, si cruellement juste, est celle de l'éloignement, qui permet à la fois au père de cesser d'être un fils et au fils de devenir père à son tour.
Soit un veuf, modeste enseignant dans une ville de province, et père d'un garçonnet dont l'éducation lui tient plus que tout à coeur. Lors d'un voyage scolaire à Tokyo, un écolier se noie. L'enseignant, s'estimant moralement responsable de cette catastrophe, présente sa démission, et part s'installer avec son fils dans sa ville natale, où son propre père avait vendu sa maison pour lui payer ses études. Rattrapé par les besoins d'argent, soucieux de donner à son fils toutes les chances dans la vie, le père annonce à ce dernier qu'il leur faut se séparer, au cours d'une séquence de pêche d'autant plus inoubliable que les deux silhouettes, filmées côte à côte sur la berge, accordent solidairement leur mouvement au fil de l'eau qui passe. Mais le destin d'un père et d'un fils consiste, tôt ou tard, à être séparés par ce courant qui les unit aujourd'hui.
Avec le départ du père à Tokyo, ils ne se reverront désormais que de loin en loin, chacun ayant à charge d'assumer sa propre part de ce que l'existence lui impartit : sacrifice et culpabilité pour le père, déception et ressentiment pour le fils, bonheur désenchanté de précaires retrouvailles.
A cet égard, la catastrophe inaugurale du film de l'enfant noyé est significative, quand bien même l'événement semble se dissiper au cours du temps. Survenue à Tokyo, où le père va passer le reste de ses jours, elle suggère qu'en tout fils vivant gît un enfant mort, que toute joie paternelle doit composer avec l'arrachement de la séparation, et plus essentiellement peut-être, que la vocation d'un père est d'enseigner à son fils l'art d'apprendre à vivre sans lui.
De manière symétrique, tout fils, à l'instar du personnage du film, devenu à son tour enseignant, vit en puissance avec la mort du père, et doit un jour l'affronter, quitte à s'en retourner avec la future mère de son propre enfant. Incidemment, ce très beau film permettra de surcroît aux connaisseurs de l'oeuvre de rajouter un maillon manquant dans l'évolution du cinéma d'Ozu. Film-charnière, Il était un père rompt avec l'hétérogénéité et l'expérimentation des films d'avant-guerre en même temps qu'il annonce la manière des chef-d'oeuvre de la maturité.
Jacques Mandelbaum
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