Le mythe de la Nef
29/06/2016
Le Moyen-Age inventa les nefs de fous, chalands maudits divaguant sur les eaux de l'Europe, charriant idiots et forcenés sur le parcours des fleuves. Ces barges éperdues dessinent toute une carte d'utopies, où les mondes communiquent dans le glissement du voyage. C'est donc dans un sens cosmique que figure la Nef. Si délirer, c'est sortir du sillon, divaguer dans l'horizon mobile, les vaisseaux errants résument tout un nomadisme, intense au Moyen Age. Ainsi le mythe de la Nef reprend tout le légendaire marin de l'errance dans l'illimité, depuis les épopées antiques (Noé, Gilgamesh, Ulysse, Jason), jusqu'aux sagas de pirates ou de migrants. Les temps modernes ont surtout réactualisé le thème sous l'aspect du vaisseau fantôme, en associant les histoires de mer (Moby Dick) à l'expérience des limites en poésie (La Ballade du vieux marin, Kubilaï Khan, Le Bateau ivre). Sans doute, l'Ulysse de Joyce se tient au croisement des deux lignes. Plus proches de nous, maints grands films ont illustré la tradition de ces chimères flottantes : L'Atalante, Pandora, Aguirre et sans doute une bonne part de l'oeuvre de Fellini.
Le Moyen Age a voulu à sa manière dresser le corps mystique de la Nef. L'âme est une nacelle, frêle esquif abandonné aux courants des désirs, tenu par le seul vent de l'Esprit, lequel souffle à sa guise. A l'aube sceptique de la Renaissance, quand l'évidence de la folie se libère de toute image du monde, Bosch et Rabelais éclairent une dernière fois l'allégorie de ces voyages, qui pouvaient alors se faire sur place : l'expédition est intérieure. Ainsi la Nef de Bosch raconte une dernière fois l'histoire des Argonautes : à la place du mât central, Bosch a peint un jeune arbre. A sa cime crèche une petite chevêche, qui regarde de ses yeux ronds la scène des dingues déjà pris de boisson. C'est l'oiseau d'Athéna, sa vigie, bête de sagesse, de prudence. Or la déesse dirigea la construction du navire, employant comme bois les chênes prophétiques de Dodone. Au sanctuaire, pour entendre les dieux, on écoutait les bruissements du vent dans les feuillages. Placé sur Argo, le grand mât maintenait Dodone. En mer, le mât prophétique murmurait et rendait des oracles, captant les vents dans les ramures du navire, conduisant Orphée, Jason et Médée aux limites du visible. Chez Bosch, l'arbre de cocagne couvre les fous de sa ramure : c'est encore un mât chamanique.
Quand se trouble la foi médiévale, Rabelais une dernière fois associe le carnaval et les visions argonautes. Les Aventures de Pantagruel décrivent une longue équipée aux pays de la Folie. Périple à l'antique où rien ne manque. Un mystère initial transcendant toute raison : la vie. Un pèlerinage égrenant les épreuves : tempête, rumeurs prophétiques, archipels de mystère figurant schismes ou énigmes du monde. Enfin l'oracle final de Bacbuc : la Bouteille.
Bien sûr, il s'agit également d'un voyage sur place : on n'a pas bougé. Si "Drink !" est le mot de l'oracle, c'est qu'en pays de Lanterne il est ensemble moyen et terme de l'initiation, sa ligne, son vecteur. Version bouffonne de l'adage delphique "connais qui tu es", ce savoir est dans le vin. Aux angoisses des modernes, il transmet les savoirs anciens qu'il déguise en ivresse. Geste cynique et léger, qui dit ensemble le fond du désir, la folie intime, la sagesse de la chair : oui, bois, la bouteille est bien là, à portée de la main, d'ailleurs tu es dedans, comme tu es sur le pont, l'Isle sonnante est en toi, pauvre fou. Le lecteur choque le verre, sur ce son ferme le livre. Dans ce geste ordinaire, il se sait, se rejoint : il est bien là, en berlue, sur la barque. Pour longtemps.
Xavier Papaïs
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