Premier conte tunisien
12/02/2018
TUNIS
Rue de Rome, des petits cakes ronds formant un « o » parfait, farcis aux amandes, on s’en nourrirait presque, sans retenue aucune, tant ils fondent sous la langue !
Autant que ma nature hybride, j’ai gardé des terres magrébines, ce souvenir toujours présent de courbes et d'entrelacs, dont les contours reconstitués s'imposeraient à moi comme une évidence, dans je ne sais trop quel domaine universel, loin au-dessus des refrains nationalistes, transmental. Dans le même temps, derrière ces lieux que j’ai dû quitter un jour, pour passer de l'autre côté de la Méditerranée, une persistante nostalgie garde vives mes racines, et me fait sourire face à la religiosité ambiante qui a suivi dans certaines couches de la population du moins, ce que l'on a appelé "la révolution arabe".
... Sensation diffuse aussi de communiquer, par delà les sphères de la conscience et de la vie, avec une mère absente, achevant pourtant d’envelopper d’énigmes jamais résolues ce qui, dans le même temps, m’avait rétabli dans ma conscience d'être. N'avais-je pas pris, il y a quelques instants à peine, le bruissement des faux-poivriers le long de l'avenue passante pour des paroles, les paroles de la foule même ? Et là, qu'avais-je vu briller, à contre-jour ?
La présence, physique presque, de ce que l’avenir me réserverait, rendue sensible par le moindre des signes que m’adressait mon environnement actuel : j’étais pour l’heure logé dans un petit hôtel en plein centre-ville de Tunis, lors d’un de mes voyages rétrospectifs, cette ville dont parlait Roger Martin du Gard – sans jamais la nommer – dans la nouvelle étonnante de liberté qu’il écrivit dans les années trente, Confidence africaine. Mais l’esprit et la vue occupés à l’instant où je commençais d’écrire les lignes que voici, par un vase de belle taille posé sur ma table de travail, dans ma chambre du cinquième. Une présence presque indiscrète. La poignée d’un tiroir, laqué de blanc. La substance minérale d’un lavabo, achevant de me ramener au réel le plus trivial. Le cadre ainsi fixé. Depuis ma fenêtre laissée grande ouverte, une ruelle se dessine, animée par une salle de jeux qui fermera ses portes à vingt-et-une heures précises.
Le quotidien ne tarde jamais à resurgir, sans crier gare. Avec ce qui, dans son manque, nous ferait le plus défaut pour vivre : l’eau, dont ma bouteille de plastique est pleine, cette eau courante que par prévention certains ne boivent pas. Rue de Grèce, où j’ai trouvé le gîte, mais point le couvert, deux personnes originaires de Tamezret – une petite ville du Sud, à flanc de montagne, logée dans le reg tunisien – assurent la gérance de l’hôtel où je me suis installé. Il m’avait fallu monter quelques marches usées, avant de les voir ; puis leur confier mon passeport, avant qu'au fil de la conversation ne me soit montrée, sur le mur palier, une carte des années soixante, grand format. Où se détachait, dans un petit cercle rouge, le village berbère dont l'un et l'autre étaient originaires. Tamezret, coupé du monde depuis plusieurs jours, par ce qu’octobre apporte de pluies : les oueds en crue là-bas, me disent-ils, la route en plusieurs endroits coupée, même plus de liaisons téléphoniques. Diable, qu’imaginer de pire !
Ici, dans la capitale tunisienne, la journée belle, ensoleillée à souhait, me permet de savourer ce que je conçois comme un privilège, l’une des dernières poussées peut-être de l’été, qui fut, à quelques mois de là, étouffant. La ville ainsi baignée, toute parée de sa vraie gloire. Sachant que le temps va au-delà du temps ; et, insensiblement, nous mène à la limite de ce qui aurait pu rester inachevé.
Dans un sac à dos de nylon, muni du strict nécessaire, de ce qu’il me fallait pour la journée : un maillot et serviette, un litre d’eau – cette eau légèrement amère, si précieuse sous ces latitudes –, un livre de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, acheté à la librairie Ben Abdallah, avenue de France. A proximité d’un parc, sur le coup de 13 heures et le ventre à peu près vide, n’étaient ces pâtisseries dont le goût, point trop sucré, et la substance, veloutée, m’étaient restés en bouche, j’ai emprunté le bus 20 bis – volontiers délaissé par les Occidentaux, au profit de la voiture bien sûr – afin de me rendre à Gammarth, pour m’y baigner un peu. La mer, lente et claire, souveraine, où j’avais mes sources. En partant de ma chambre d'hôtel, j’avais laissé les volets mi-clos, pour mieux goûter la relative fraîcheur de la soirée à venir.
* * *
L’attente fut un peu plus longue que prévue, le dernier bus, qui aurait dû partir de la gare routière Nord une demi-heure auparavant, ayant été purement et simplement supprimé. Une jeune tunisoise m’aborde, qui prétend habiter le village où je projette de me rendre. Par ce qu’elle a d’assuré dans l’expression, avec une sorte de nonchalance à l’éclat d’immobilité, elle me touche assurément, pour avoir su à cet instant maîtriser le plus insaisissable.
Teint mat, au visage dont le hâle vire à l’ocre d’Alger : d’ici à là naissent des sensations, gravures en taille-douce des yeux, c’est le bonheur qui les occupe, yeux et lèvres, lèvres et doigts, sensibles et visibles. Les épaules maigres et qui semblaient frémissantes sous le vent léger qui rentrait par les fenêtres à moitié ouvertes. Et que dire au juste des images suggérées dans la chambre de l’esprit ? De ces demi-mots, de ces non-dits qui portent sur l’azur ?…
Il me souvient que debout, ayant dû laisser place assise à de vieilles dames chargées de quelques précieux ustensiles, ballots de linge d’un rose trémière à peine discret ou provisions de bouche, alors, giflé par les vents coulis émanant des fenêtres ouvertes, j’ai distinctement aperçu, entre toutes les rouges chéchias, celle noire d’un homme aux cheveux poivre et sel, libyen sans doute.
La rue qui mène à la place centrale est à sens unique, sauf pour les bus et taxis, qui circulent dans un couloir réservé. Paix de l’âme au beau milieu de la circulation ambiante – le chauffeur sait tout particulièrement doser ses accélérations et ralentissements. Aussi bien, rien ne semble l’émouvoir vraiment, ni le piéton inattentif, ni les vices de conduite de certains, les folies de toutes sortes.
Toujours debout, là, dans l’immédiate proximité des corps, leur authentique quotidienneté : muet, le plaisir de me laisser conduire pour mieux m’abstraire dans mes pensées. Jusqu’à ce qu’un faux mouvement de l’esprit aide à mieux saisir les fluides conciliabules des uns, le ton plus âpre des autres, le rayonnement des êtres, leur vérité première. Mais je ne comprends que trop peu de mots de la langue qui se parle, et me le reproche. Silhouette parmi d’autres, d’un lieu à l’autre de la vie. Goûtant le bonheur que c'était d'être ensemble sans avoir presque à se parler.
Éclat du soleil dont un rayon plus pénétrant m’oblige à cligner des yeux, puis, du revers de la main, à m’essuyer le front. Soumis à quelque attraction subite, irrésistible... Nous sommes sortis de la ville à présent.
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Daniel Martinez
2 commentaires
Le texte emporte certains lecteurs comme moi vers un pays qu'ils ne connaissent pas, où je perçois cette peine diffuse de l'auteur, mise à distance par l'écriture, d'avoir eu et d'avoir encore à le quitter de quelque façon... si bien que pour ma part, pas de désir d'y aller concrètement....
L'écriture est calme, j'ai respiré quelques secondes "la ville toute parée de sa vraie gloire" sans besoin d'y aller...
Un pays étonnant, effectivement. La capitale est la ville la plus cosmopolite, où j'ai pu par exemple rencontrer Claude Viallat... D'autres contes suivront, situés plus au Sud. Si vous aimez leur esprit, faites passer svp. Merci pour votre écoute, vos compliments. Daniel Martinez
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