Deuxième conte tunisien
15/02/2018
Djerba
à Hélène Catzaras, à son père Yorgos
Sur la route qui fuit, devenue terre entière, dans une clarté énigmatique conquise sur la légère poussière de sable générée par le véhicule, quelque chose comme la sourde rumeur perçue, entre cœur et chemise, d’un cœur, volontaire, régulier, monotone – il fallait en somme contribuer à ce qu’elle émerge, multiple, foisonnante, attirer à soi cette fraction du monde qui sans cesse paraît se perdre, la préserver, l’épargner, le souffle court, les cheveux en bataille, en cet instant lui donner visage, le visage de la beauté. Sans la figer jamais.
Il y avait, non loin du bord de la chaussée, un pigeonnier fait de jarres couchées, empilées à la façon des tuiles coniques dont se servaient les Romains pour leurs constructions, et l’on voyait du goulot de l’une, puis de l’autre, un colombin s’envoler d’un instant à l’autre. Tandis que, dans un remuement discret de pattes, grattant l’argile cuit, certains se disposaient en guet, semblaient s’entretenir. Formes ondulées et lisses, gorgées du jour solaire, d’une sorte de plaisir sans nom. Dans son expression pure.
Depuis le sol aride, un grand U renversé : formé par les poutres de troncs de palmiers liées par d’interminables cordages, elles enserrent des jarres de terre cuite et confèrent à l’ensemble un équilibre fragile, une sorte de précarité voulue ?
L’île de Djerba, séparée de la côte par la fracture du Djorf, fait face au golfe de Gabès, « la Petite Syrte ». Au bout d’un chemin de charrette, serpentant le long de la côté ouest, une eau d’un bleu absolu se donne au regard. Du délice tactile des sables où marcher sans but, une coïncidence parfaite, entre les voiles des petites barques de pêche et les frises des vagues, lentes. Touchant le ciel où paraît à l’instant, pour déchirer le silence ambiant, un avion de compagnie étrangère : l’aéroport de Mellita n’est plus très loin, celui d’où, enfant, à chaque départ du père vers la « lointaine » France, je restais longtemps à regarder s’envoler ces furieuses mécaniques ailées, avant de me résoudre à regagner la villa Henriette, au centre de l’île, où nous logions, ma famille et moi… La Caravelle bientôt réduite à la taille d’un insecte, pierre de jade, pupille d’un dieu statufié de l’Égypte antique – la tête appuyée contre un tronc d’arbre dont les racines plongent dans le sol : veines noires, immobiles, elles explorent l’ombre.
Qualité indéfinissable du rêve lorsqu’il confine au regret, infiltré en nous, d’une harmonie trop tôt dissipée. Un cristal biseauté, en l’espace incertain des souvenirs. Pour recréer cet autre moi, une vie seconde. Goûter là une certaine légèreté dont, pour un empire, nul ne voudrait escamoter ne fût-ce qu’un instant.
Des lumineuses perles noires de ses yeux, la vendeuse m’avait souri, voyant ce que je lui avais acheté. Sur la place du marché, assis sur un banc de pierre, j’étais là, dans les gris bleus, à trier des cartes postales du pays, tâchant d’imaginer à qui pourrait s’adresser cette vue-ci, ce paysage-là, de deviner quelle serait sa réception. Terme premier de l’échange…
***
Ce sont une douzaine d’aquarelles de Gébleux, toutes marquées au verso, dans le petit rectangle réservé à l’affranchissement, d’un chiffre – du 101, prise au hasard, qui renvoie à « La porteuse d’eau », dessin d’une femme dont les doigts enserrent la double tresse qui retient le goulot de la gargoulette, en équilibre sur son dos ; au 124, la dernière carte à s’offrir à mes yeux, qui est une représentation, sans naïveté ni surenchère, de « L’approvisionnement ». Au premier plan, des cactées, non loin d’un puits grossièrement maçonné…
Regard sur soi, mais qui se double de celui porté sur ceux qui concrètement me firent vivre, espoir aussi, de savoir tirer de leur anonymat les traces invisibles que nous avons laissées, ma famille et moi, en ces lieux. Un entre-temps. Ou bien ce serait, à en fixer certaines péripéties, l’intervalle reconnu entre deux âges successifs. Les doter de leur contrepoids d’inouï. Et, dans la sphère ainsi formée, en ré-éprouver le rayonnement sourd.
La lumière de l’ensemble est de velours, effleurant la surface un peu caillouteuse du sol de la villa Henriette. Où nous vécûmes, dix ans durant, un peu hors de l’histoire, dans une demeure traditionnelle. Quatre chambres se répartissaient autour d’une pièce centrale, toutes dallées. Par les baies ouvertes nous parvenaient les bourdonnements du monde, à peine ; il entrait, à la saison chaude, un peu de sirocco, vite harassant, et qui faisait souffrir même les autochtones.
Villa dont le maigre jardin portait en clôture, striant le vert de leurs rameaux d’inflorescences rouges et jaunes, ces arbustes appelés si justement « moustaches du diable », aux fétides exsudations ; environnée aussi d’arbrisseaux sommeillant, malingres, languissants, de tamaris vaporeux dont les feuilles en écailles semblaient flotter par-dessus le canal qu’un muret surélevait, qui s’emplissait de l’eau tout droit venue d’un puits artésien au doux murmure, face aux curieuses assemblées de crapauds croassant, pustuleux à souhait qui, retournés, éprouvaient tant de mal à se remettre sur pattes que c’en était risible. Au milieu de la cour, humbles, hirsutes, des grenadiers dont les branches ployaient sous le poids des fruits mûrs ; quelques citronniers, qui dans la nuit claire semblaient réverbérer, conduire la lente et longue ascension qui me mènerait vers le sommeil, au demeurant si peu désiré ; enfin, des amandiers, en fleur dès la fin de décembre, qui déjà annonçaient le printemps. Il me revient enfin à l’esprit cette allée de terre sableuse jouxtant le grand portail de bois céruléum, où roulait l’Opel Kadett, qui dormait à l’air libre, sous le feuillage diffus d’un arbre du verger. Allée qui, les nuits d’été, laissait paraître des scorpions détalant sous les phares de l’automobile, hideuses créatures de l’ombre, attirées par une température au sol alors plus clémente.
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A travers les petites feuilles vernissées et clairsemées d’un vieil olivier dont les racines apparentes, imposantes, abritent des parpaings de ciment où s’asseyent ceux qui veulent un peu d’ombre, passé l’arbre de Minerve et derrière le talus de cactus et d’aloès, Yorgos me fait signe. Il est cinq heures du matin, le pêcheur d’éponges grec qui me parle m’a invité à le suivre dans ses activités, évoquant avant le départ les quelques épisodes d’une histoire qu’il lui tenait à cœur de me conter. Son cou, tanné et strié de rides en losange, les épaules rondes de sa chemise à carreaux. Le brun des rochers, sa chevelure.
Il y a, tout le long du bras, une vilaine cicatrice rose pâle, qu’il essaierait de cacher presque par instants. Sa barque de taille modeste – une « loude » à la voilure latine triangulaire, couleur pourpre – bouge et se creuse à mesure que nous y abordons. Lorsque l’homme plonge, c’est à la surface qu’il ramène, noires, ruisselantes, des éponges qui ont cette couleur à l’état brut, non traitées. Peu à peu, bercés par le mouvement cadencé des rames, sans plus se soucier de l’éloignement de la jetée du port d’Adjim, les paroles viennent, rares d’abord, concises, plus généreuses ensuite, et dans l’esprit de la confidence :
– Le sang, quand il te vient aux tempes, brouille le regard, illico ! Mais il faut se laisser prendre par l’élément, par ses folies aussi, au risque d’y laisser la vie.
Yorgos se laisse aller à sourire. Un silence… C’est à moi :
– Dans le secret de l’eau, j’ai souvent l’impression de me perdre. Comme dans les crissements de la nuit.
– En domptant ses craintes, on se sent fort.
***
Puis : « Les yeux te sont des alliés précieux. Il suffit de les laisser te guider, sans plus. Et trouver des forces dans ce que l’on est en train d’arracher au rien.
Voir et plus encore, regarder : alors se laisse deviner, sous une légère poussière de sable, tel fragment d’épave, telle amphore verdie. Aller jusqu’à les toucher même, avec la sensation de modeler un nuage. »
Il tira de sa poche la nacre d’une porcelaine. Referma la paume sur le coquillage. L’évidence de notre finitude.
Lorsque je le questionnai sur l’origine de la cicatrice qui lui marquait le bras gauche :
– Cette blessure, là ?...
– C’était un jour de juin, un jour de pêche parmi tant d’autres. J’avais les jambes et la tête un peu lourdes, la chaleur sans doute.
Avec Eliséo, nous nous sommes embarqués, nous relayant aux rames : une avancée facile, régulière… Les terres à mesure s’éloignaient. Tandis que sous la coque les algues filaient, j’ai cru trouver l’endroit propice où je pourrais plonger.
A quelque douze mètres de là, un îlot rocheux affleurait : et, juste dessous, le travertin verdâtre. J’ai souvenir d’une eau étonnamment transparente. Par places, des taches plus sombres, immobiles, à reconnaître.
Puis vint le moment de plonger. Rien de bien concluant. Je retentais plus avant, sans succès. »
Un silence…
La mer, d’huile. Un espace de liberté, sans commune mesure. A vrai dire, j’avais le sentiment de peu à peu m’évader, en compagnie de Yorgos, du monde sensible. Il ajouta : « Pour la troisième fois, je replongeai. Les yeux me picotaient maintenant, derrière le masque de verre des pensées curieuses me venaient, se condensaient. Un malaise général. »
– Quelles pensées, au juste ?
– Le sentiment d’un danger imminent, d’une menace… »
Yorgos remisa la porcelaine dans sa poche. Une intonation plus grave donnait à ses propos un relief particulier. Sur le ton de la confidence :
– Un rêve prémonitoire, j’y crois, absolument ! Je me voyais alors, dans ma Peugeot, traversant un pont, celui d’El Kantara* peut-être. Une averse s’abattait sur mon véhicule. Flore liquide, sur l’écran de verre, elle envahissait tout. Derrière le pare-brise, quelques propos diffus me parvenaient, venus d’où ? Puis un écran noir, sidéral. »
Une brise légère s’était levée, flottant mollement sur nos épaules. Abîme, que les rames entrouvrent, cisèlent finement.
Yorgos : « Oui, j’avais presque touché au but lorsqu’un bloc de la paroi griffue, en amont sur la gauche se détacha, puis un autre, d’autres encore je ne sais plus… J’ai aperçu, c’est sûr, deux murènes de belle taille prendre la fuite qui se convulsionnaient, composant les motifs d’une toile insolite. »
Me saisissant la main :
– Je me souviens seulement m’être écarté brusquement de ce qui me dégringolait dessus, avec tout juste assez de forces pour éviter le pire.
Remontant du mieux que je le pouvais à la surface, j’arrivais, mû par une énergie réflexe, à me hisser sur le pont, demandant à mon compagnon d’échappée de me ramener au plus vite sur la côte, afin que l’on y soigne la blessure que j’avais au côté et tout au long du bras… »
Voilà ma petite histoire à moi.
Dans la tiède épaisseur d’un jour qui n’en finissait pas, le crépuscule apportait au ciel, enlacées, deux traînées rouille et mauve, qui, à n’en pas douter cherchaient à s’engouffrer dans le grand vide. Outre frontières.
Daniel Martinez
₪
* pont construit par les Romains, qui relie a presqu’île à la terre.
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