"Le premier homme", d'Albert Camus, éditions Gallimard, 1994
03/10/2016
Le 4 janvier 1960, sur la route de Sens à Paris, une voiture s'écrasait contre un arbre. Albert Camus venait de trouver la mort. Une mort stupide - la veille, Camus avait renoncé à rentrer de Lourmarin par le train, et l'on découvrit dans sa poche un billet de chemin de fer inutilisé. Une mort absurde qui, fauchant en pleine gloire un jeune prix Nobel de quarante-sept ans, illustrait tragiquement la vision que le moraliste de L'Etranger avait d'un monde sans Dieu, sans raison, sans explication.
Dans sa sacoche, on trouva l'ébauche de ce qui devait devenir Le Premier Homme, le roman auquel Camus travaillait alors, "cent quarante-quatre pages tracées au fil de la plume, parfois sans points ni virgules, d'une écriture rapide, difficile à déchiffrer, jamais retravaillée", précise Catherine Camus.
Même si l'on connaissait leur existence grâce aux Carnets - Camus y évoque le projet du Premier Homme dès 1951 -, il est difficile, aujourd'hui, d'ouvrir ces pages sans une émotion particulière. Comme un sculpteur qui aurait laissé sur la terre l'empreinte de ses mains, Camus semble partout présent, derrière chaque note, chaque ajout, chaque variante. On le voit hésiter entre plusieurs idées, s'interroger sur la fin d'un chapitre, biffer des passages à refaire. Chaque mot illisible, chaque point de suspension sollicite notre imagination. C'est là le paradoxe des oeuvres que la mort a interrompues : plus que les autres, elles ont l'apparence d'une matière vivante.
Et l'émotion ne nous quitte guère au moment de la lecture. De cette enfance vécue dans un tel état d'innocence, de ferveur, se dégage une bouleversante impression de pureté, presque de grâce. Avec L'Envers et l'Endroit, Le Premier Homme est l'un des rares textes quasi autobiographiques d'un écrivain qui répugnait pourtant aux confidences. On sait qu'il devait prendre la forme d'un triptyque : une première partie consacrée à l'enfance, une deuxième à l'adolescence et à la maturité (l'action politique, l'Algérie, la Résistance), et une troisième ("la mère"), abordant notamment "la question arabe, la civilisation créole et le destin de l'Occident".
Nous n'aurons donc jamais que le premier tableau de cet ensemble, depuis la naissance à Mondovi, en 1913, jusqu'aux distributions des prix, au Grand Lycée d'Alger, vers 1928. Mais quel salut vibrant à ces années décisives, "à mi-distance de la misère et du soleil", à cette enfance dont Camus écrit ici qu'il n'a "jamais guéri" ! Quel hymne au soleil, à la mer, à la lumière !
Certains accents lyriques rappelleront les ivresses de Noces. D'autre évoqueront plutôt L'Envers et l'Endroit, et l'idée qu'"il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre". Ici, bien sûr, l'envers de la lumière, c'est la pauvreté, la petite maison de Belcourt, ce faubourg populaire d'Alger, où Camus grandit entre une grand-mère autoritaire et une mère illettrée, isolée dans une demi-surdité. Une existence rude et âpre où éclate pourtant la noblesse des vies humbles, obstinées, ainsi que la dette de Camus envers cette famille qui, "par son seul silence, sa réserve, sa fierté", lui donnera pour toujours "ses plus hautes leçons".
Mais ce qui apparaît dans le Premier Homme, avec plus de force qu'ailleurs, c'est "le vide affreux" causé par l'absence du père. La moitié du roman est consacré à la "recherche" de cet homme parti un jour de 1914 dans son costume de zouave multicolore. Parti se faire tuer à la bataille de la Marne, alors que son fils n'avait même pas un an. Malheureusement, "la mémoire des pauvres est moins nourrie que celle des riches. Elle a moins de repères dans l'espace puisqu'ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d'une vie uniforme et grise". Au bout du compte, pour Camus, il ne restera jamais de ce père que l'éclat d'obus qui lui a ouvert la tête, et que l'on conserve pieusement dans une boîte à biscuits, dans l'armoire, avec les cartes postales écrites du front. Entre les deux femmes qui l'entourent, et malgré l'infinie tendresse qu'il nourrit pour sa mère, Camus est le seul homme, le "premier homme".
Il lui faudra s'élever "au prix le plus cher", "trouver seul sa morale et sa vérité". C'est ce parcours intérieur que retrace Le Premier Homme, de l'innocence première à la prise de conscience de ses origines et à l'acceptation de soi. Et, sur ce chemin semé d'embûches, un père de substitution surgira, providentiel : c'est Louis Germain, l'instituteur, qui, ayant remarqué ce garçon bouillant, exceptionnellement intelligent, bouleversera son destin en le présentant à la "bourse des lycées et collèges".
Il faudrait dire quelle reconnaissance affectueuse Camus gardera toute sa vie pour cet homme, et l'éloge de l'école laïque que constitue implicitement son texte. Il faudrait pouvoir rendre compte du luxe de détails, de la précision inouïe des souvenirs, des émotions, des sensations, qui font le prix de ce témoignage : les siestes obligées dans le même lit que la grand-mère, lorsqu'elle sentait près de lui "l'odeur de chair âgée", la cave "puante et mouillée" où les enfants s'échangeaient les berlingots à la menthe, le gros fils du boucher surnommé Gigot, la cravache grossière qui lui cinglait les fesses lorsqu'il rentrait tard de la plage, les premières lectures, L'Intrépide, Les Pardaillan (comme Sartre !) où il "s"exaltait à des histoires d'honneur et de courage..."
Si l'on a attendu 1994 (soit 34 ans) pour publier cet ultime écrit, c'est comme l'explique Roger Grenier, que "l'on doutait de ce qu'un texte aussi imparfait pouvait apporter à sa gloire." C'est aussi qu'il fallait laisser s'essouffler les critiques qui prétendaient démontrer les limites de son humanisme.
Au contraire, ce "dernier Camus" constitue un document exceptionnel sur la formation d'un des plus hautes consciences du vingtième siècle, sur son histoire, sur son caractère, les ferments de sa pensée. Tout Camus est là, en germe, dans l'enfant qui grandit sous nos yeux : la sensibilité, la loyauté, la générosité, la droiture, la responsabilité, la fierté, la soif d'absolu, l'exigence... Et aussi une avidité de vivre qui coexiste toujours avec un chagrin sourd, inextinguible, comme la basse continue de son existence.
Florence Noiville
Les commentaires sont fermés.