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En pages 187-188 de Diérèse 70 a paru une lettre inédite d'André Breton à Daniel Abel, interviewé par Bruno Sourdin. Pas d'écho de celle-ci chez mes confrères - peu importe, la caravane passe :
En septembre 1965, après la naissance de son fils, Daniel Abel était moins disponible pour assister aux réunions du groupe. Il le regrette et s’en ouvre à Élisa. Ému, André Breton lui adresse cette belle lettre pour lui réaffirmer son amitié et lui donner des conseils d’écriture.
Paris, le 4 octobre 1965.
Cher Daniel Abel,
Élisa m’a fait part de votre lettre qui m’émeut. Je m’attriste de vous voir malheureux, ne serait-ce qu’en raison surtout d’une nouvelle résidence. Il m’est très pénible aussi de sentir que vous n’avez pas trouvé auprès de nous tous, pourtant vos amis, la chaleur qu’il vous fallait. Je sais qu’elle a manqué aussi à votre femme puisque avant vous, même, elle a cessé de venir et cela me consterne car je ne pense de vous deux que du bien, je ne vous veux à tous deux que du bien. Je crois que ce qui a pu jouer contre nous, c’est paradoxalement votre extrême gentillesse, ce don sans réserves de vous-même qui – comment dire ? – vous laisse parmi nous sans point d’insertion à partir duquel vous pourriez vous diriger plus efficacement, parce qu’en possession de votre aplomb, au sens physique du terme. Ce que je vous dis là, est-ce que cela fait sens pour vous ? Si j’en doute un peu, c’est que je ne suis jamais parvenu, sur un autre plan, à vous faire entendre que ce que je reprochais aux textes successifs que vous m’avez fait lire, c’est que vous vous y livriez, abandonniez, à l’énonciation pure et simple de ce que vous enregistriez tant sur le rapport de la sensation que du sentiment et que je suis persuadé qu’aucune communication de quelque prix ne peut être obtenu de cette manière. La plus bouleversante émotion que vous aurez pu éprouver, vous tout aussi bien que moi-même, échappe totalement à la transmission directe. C’est en gardant pour vous jalousement ce qui la motive, en transposant aussi largement que possible, qu’elle aura chance de passer dans vos accents et de gagner le cœur des autres : autrement, rien. Je ne sais quelle résistance cela rencontre chez vous. Comprenez bien, cher Daniel, que sans cette transmutation il ne saurait être de surréalisme, - qu’il n’est pas possible de vouloir œuvrer à l’intérieur du surréalisme si l’on n’a pas commencé non seulement par admettre cela, mais par le faire rigoureusement sien.
Votre malaise parmi nous n’a sûrement pas d’autre origine. Qui sait, votre complexion vous interdit peut-être la sorte d’opération mentale que je préconise en poésie comme dans l’art et alors, pourquoi pas ? Mais vous ne pourriez vous plaindre de ne pouvoir tout à fait vous mêler à ceux qui la tiennent pour la première règle du jeu. De toute manière, il ne saurait rien y avoir là pour vous d’infériorisant. Ceci dit, je persiste à vous conseiller d’écrire beaucoup moins et d’être de plus en plus difficile envers vous sur ce plan.
Élisa et moi nous vous souhaitons de vous apprivoiser très vite à Nangis et vous adressons à tous deux nos très affectueuses pensées.
André Breton
Un lettre qui me semble d'autant plus intéressante qu'elle valorise le travail de l'auteur sur les mots et sur soi ; et qu'elle relativise la notion de hasard (heureux) qui se suffirait à lui-même. L'effort directeur du poète (ou du plasticien) en sort renforcé. A relire cette phrase d'André Breton, entre toutes : "La plus bouleversante émotion que vous aurez pu éprouver, vous tout aussi bien que moi-même, échappe totalement à la transmission directe."
DM
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Concomitamment, il m'a semblé nécessaire de vous donner ici même quelques précisions, via Gérard de Cortanze, sur :
"La notion de "hasard objectif", qu'on pourrait rattacher à la crise des sciences qui s'est ouverte dès la fin du XIXe siècle (l'attribution du prix Nobel à Einstein en 1921 pour sa théorie de la relativité en est le signe ultime) mais aussi à la "synchronie" comme principe d'enchaînement a-causal élaborée par Jung (Natureklarung und Psyché, 1952) emprunte, d'après Breton à Engels ("la formule de manifestation de la nécessité") et à Freud (l'analyse nous permet de trouver un "désir" à l'acte qui ne semblait résulter que d'une coïncidence) : "c'est le besoin d'interroger passionnément certaines situations de la vie que caractérise le fait qu'elles paraissent appartenir à la fois à la série réelle et à une série idéale d'événements, qu'elles constituent le seul poste d'observation qui nous soit offert à l'intérieur de ce prodigieux domaine d'Arnheim mental qu'est le hasard objectif". (Limites non frontières du Surréalisme, 1937).
Dans Nadja (1928) et dans Les Vases communicants (1932), Breton s'était plu à relever quantité de coïncidences de faits et de signes, de rencontres et d'événements inattendus, mais c'est dans L'Amour fou (1937) qu'il systématise ce qui deviendra un des principaux champs d'investigations du Surréalisme. Ainsi la rencontre "inopinée" dans le quartier des Halles, un 29 mai 1934, avec une femme "scandaleusement belle", celle-là même qu'il avait décrite dans un poème daté de juin 1933, "Le Tournesol", et qui apparaît comme un récit anticipé de l'aventure, le confirme dans l'hypothèse déjà exprimée dans Nadja que la vie demande "à être déchiffrée comme un cryptogramme", qu'il existe une continuité des événements du monde, que la frontière entre subjectif et objectif exige d'être abolie, donc que le hasard n'est plus "que la rencontre d'une causalité externe et d'une causalité interne, forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l'inconscient humain."
Dès lors, sa conception du "hasard objectif" ne variera plus, et lorsqu'il la reprendra dans Arcane 17, ce sera moins pour l'infléchir que pour la préciser. Employée dans le jeu du "Cadavre exquis", cette mystique des rencontres ne prospectera plus uniquement dans le domaine des êtres mais débordera sur celui des objets et des choses, dans la "trouvaille", ce "merveilleux précipité du désir". Une enquête, publiée dans Minotaure (n°3-4), et dont les deux questions étaient "Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ?" et "Jusqu'à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l'impression du fortuit ? du nécessaire ?" recevra cent quarante réponses."
Gérard de Cortanze
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