"Arguments pour l'emploi du temps", de Jean Rousselot, éditions L'Arbre, 1992
20/08/2015
Dans ce livre tiré à 700 exemplaires sur les presses de Séquences à Rezé, l'auteur des Moyens d'existence y revient notamment sur son enfance, dans des textes écrits entre juillet 1941 (Poitiers) et avril-juin 1942 (Vendôme, Orléans). Ses Arguments ont été édités fin 1944 par Robert Laffont, puis retouchés par Jean Rousselot à L'Etang-la-Ville, un petit pavillon de plain-pied où il vivait le plus simplement, en 1990. Le lecteur attentif serait avisé de comparer ce texte (page 85 à 88) avec le "Carré d'enfance" dont je vous ai proposé hier matin la lecture.
Permettez cette digression : si Char disait de la poésie que c'est "un métier de pointe", Rousselot préférait ajouter que le poète s'y épointe, façon pour lui de montrer que son exigence, celle qui fut la sienne au long de son écriture, avait un prix au sens qu'elle n'allait pas de soi ; mais revenons à sa prose :
"J'ai dix ans ; je contemple interminablement pareille pénombre par un trou que j'ai découvert dans une de ces gigantesques bobines dont se servent les poseurs de câbles.
Un moyeu énorme d'où rayonnent des traverses enrobées de toiles d'araignées, composent l'armature de cette cage étrange. Je ne peux garder trop longtemps mon oeil contre le trou car il s'en échappe un air froid, comme d'une cave, qui me fait pleurer.
Je bâtissais - et je bâtis encore - de vains raisonnements pour m'expliquer l'attrait de cette contemplation de l'obscurité.
- J'y vois, disais-je, mais c'est à cause du trou. Si j'étais à l'intérieur, et qu'aucune lumière n'y parvînt...
Mais l'enchevêtrement des planches ne m'aurait pas laissé une place suffisante.
Et même si j'avais pu loger dans cette caisse ronde, n'aurait-il pas fallu l'ouvrir afin d'y pénétrer ?
L'ouvrir ? telle supposition m'était douloureuse. N'aurait-ce pas été mettre au jour chaque recoin de ce monde clos, en détruire le mystère, briser et souiller mes rêves ?
Car je rêvais chaque nuit que j'étais le prisonnier volontaire, autant dire le maître de cette roue géante, ayant quitté pour toujours le soleil implacable du monde et mon petit rôle d'écolier en sarrau de satinette noire qui refuse d'être orphelin.
Abandonné à moi-même, c'est bien cela. Mes journées sont, en apparence, uniformément grises et monotones. C'est que je n'essaie pas de diriger leur cours. Cette régularité (le pot à eau posé dans le cercle même qu'il a laissé la veille sur le buffet poussiéreux, le cliquetis irritant, toujours à la même heure, de la boîte aux lettres), cette docilité du fauteuil qu'on traîne près du poêle, cette indifférence de la chemise sale qu'on jette dans un coin me sont devenues si ordinaires et secourables que mon souffle.
Au fond de mon coeur, un reflet perdu entretient ma joie d'enfant d'être seul à disposer d'un univers cerné de toutes parts mais que personne ne saurait détruire.
"Roudoudou n'a pas de femme
Il en fait une avec sa canne,
Il l'habille en feuilles de chou :
C'est la femme à Roudoudou..."
Cette voix frêle d'une petite fille qui chante dans la cour, je l'imite parfois rêveusement. J'essaie d'appliquer ce débit sans ponctuation, sans arêtes, à des mots tout autres que j'ai peine à coller sur ma réalité douteuse.
De même, je tente parfois de retrouver dans ma mémoire le secret de ces dessins abstraits, absurdes dont je couvrais jadis, avec des craies de couleur, des ardoises striées de coups de canif.
Je voudrais tant y parvenir, achever par ces victoires sur la logique de me retrancher de ce monde-ci, qui tout explique mais ne m'explique en rien.
Je suis toujours avec vous, je n'appartiens qu'à vous, enfants qui vous entre-tuez pour rire, chantez dans la nuit pour attendrir les monstres, buvez de l'encre en guise de ciguë, restez des heures à l'affût de l'inconnu dans les buissons, quand ce n'est pas l'inconnu qui vous traque.
Entre les longs rideaux de coutil, les vitres de la classe buvaient le même ciel bas que ma vitre, tout à l'heure, où croissait, se rétrécissait, croissait à nouveau, sans trêve, le nimbe de mon souffle. Dans cette leçon d'histoire, quel combat nous décrivait "Monsieur Gilbert" ? Peut-être ne l'ai-je jamais su. Mais je revois le vieil homme, soudain dressé, brandissant le long bambou qui lui servait à désigner les villes et les fleuves sur la carte, mimer l'élan impétueux des guerriers, les yeux étincelants, sa maigre barbiche frémissante.
L'ombre dont la classe était pleine accroissait encore le relief sauvage de ses attitudes. Se pouvait-il qu'il n'y eût devant nous qu'un maigre bonhomme en veston râpé, à la poitrine étroite ? J'étais transporté, brûlant d'enthousiasme et de frayeur. Aujourd'hui, quand je pense aux Huns, aux Vikings, aux Francs (leur chronologie est fort embrouillée pour moi), j'évoque tout d'abord cette classe d'histoire et je frémis encore. Puis je me rappelle la page de Chateaubriand : "Vêtus de peaux de bêtes..." et les commentaires de l'instituteur sur "leurs yeux couleur de mer".
- L'eau de la mer du Nord, nous disait-il, n'a pas la même couleur que celle de l'Océan. Et l'eau change également de couleur de l'aube au soir, en quelque endroit qu'on la prenne. Les yeux des Francs, c'était la mer du Nord, le soir, sous un ciel sombre...
On me dit que "Monsieur Gilbert" vit encore. J'y veux croire. Après tout, les poseurs de câbles utilisent toujours les mêmes bobines géantes et Pharamond lacère toujours le ciel à coups d'épée."
Jean Rousselot
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