"Baudelaire", de Claude Pinchois et Jean Ziegler, éd. Julliard opus 3
18/08/2016
Voilà le gouffre baudelairien, dans toute son horreur concrète. De son impuissance à s'en détourner, Baudelaire a tiré son don poétique, ce qu'il appelle une "puissance d'espérance", qui constitue sa seule richesse. Il essaya tout, en vain : le roman, dont il espérait tirer un grand profit financier, comme Balzac ; le théâtre, associé pour lui, selon les auteurs, "à des rêves de gloire, d'argent et d'amour". Il brigua la direction du théâtre de l'Odéon, et même un fauteuil à l'Académie française.
Les Fleurs du Mal paraissent en 1857 : elles font l'objet, comme on sait, d'un rapport hostile de la Sûreté publique. Au procès, le substitut Pinard, qui avait fait contre Flaubert un réquisitoire sévère, prêche la modération : "Soyez indulgents pour Baudelaire qui est une nature inquiète et sans équilibre." Le verdict est clément : Baudelaire doit payer une amende de 300 francs, réduite en appel. Mais il fallut retirer des éditions suivantes certaines pièces – comme les Bijoux et A Celle qui est trop gaie – qui ne furent autorisées qu’en… 1949. La mort d’Aupick, en 1857, marque naturellement un tournant dans les relations de Baudelaire avec sa mère.
Un rapprochement s’amorce : il songe à quitter Paris pour vivre auprès d’elle à Honfleur. Encore un projet avorté, parmi tous ceux qu’il forme dans les dernières années de sa vie : le théâtre, l’Académie française, l’installation en Belgique, où il s’est « mis en pénitence jusqu’à ce qu’il soit guéri de ses vices », son « grand livre sur lui-même », Mon coeur mis à nu, qui reste à l’état de brouillon… tout a échoué. Il est frappé par une hémiplégie en mars 1866, alors qu’il visite la cathédrale de Namur. Devenu aphasique, il survit encore un an.
La vie de Baudelaire n’est pas celle d’un grand homme. Elle est marquée par la monotonie et la stagnation. Elle n’a rien de ce qui fait les biographies passionnantes. En éclairant crûment l’échec d’une vie, les auteurs ont cherché en vain à percer le secret d’une œuvre. A lire ce Baudelaire traînant et fastidieux, on se demande s’il n’y a pas, de la part des deux universitaires, erreur sur la personne. C’est précisément parce que sa vie est marquée par la velléité que l’œuvre de Baudelaire a pu connaître un aboutissement exemplaire. De même que la culpabilité de Baudelaire réside dans les crimes qu’il n’a pas commis, son secret reste enfoui dans la vie qu’il n’a pas vécue, la biographie qu’il n’a pas eue – bien loin des pioches et des sondes.
Michka Assayas
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