Jean-Michel Maulpoix "Du Lyrisme", José Corti éd., 448 p. troisième partie
11/10/2017
Bernard Leclair : A étoiler la notion lyrique comme vous le faites, ne vient-il pas un moment où elle se confond avec l’idée même de littérature ?
Jean-Michel Maulpoix : La littérature dans son énergie, dans le mouvement qu’elle s’efforce de faire vers un sens en empruntant ce que Michaux appelle "la voie des rythmes". La littérature en tant qu’il nous reste toujours à essayer d’en ressaisir le pourquoi. Il est intéressant aussi de constater combien la notion de lyrisme brouille les frontières entre les genres. C’est souvent un mot de prosateur que la poésie démange. Le poète, au contraire du philosophe doit descendre dans cette espèce de désordre qu’il est, cette masse d’illusions qu’il accumule. Il appartenait jadis à la lyre de pacifier les éléments déchaînés. L’harmonie du chant fut longtemps tributaire d’un ordre que le lyrisme avait pour objet de retrouver. Il s’agissait alors de se remettre au diapason d’une création intrinsèquement bonne. Pour nous, l’expérience du lyrisme conduit plutôt à descendre dans le puits obscur de la langue ! J’aime que ce verbe descendre inverse l’envol icarien en une plongée ou un creusement. C’est en descendant dans la langue, dans le travail de figuration propre à la langue que l’on peut arriver à une espèce de posture, où s’équilibreraient le démon de l’absolu et le principe de réalité. Tel pourrait être l’horizon du trajet lyrique. Un détour qui conduit au proche, un mensonge qui ramène au vrai, un envol qui nous rend au sol.
Bernard Leclair : Cela évoque l’extraordinaire citation de Gide, inattendue, que vous rappelez : "Je crois que j’appelle lyrisme l’état de l’homme qui consent à se laisser vaincre par Dieu (…) et je crois volontiers qu’on n’est artiste qu’à condition de dominer l’état lyrique ; mais il importe, pour le dominer, de l’avoir éprouvé d’abord". Pour autant, chez la plupart des prosateurs, la revendication lyrique est toujours distanciée.
Jean-Michel Maulpoix : Le lyrisme constitue à la fois un repoussoir et une tentation. N’oublions pas qu’il peut donner lieu aux pires débordements, aux pires embrigadements. Les régimes totalitaires en ont fait un usage particulièrement efficace. L’exaltation nationaliste prend volontiers comme arme une forme de propagande lyrique. Le lyrisme est aussi ce qu’il s’agit de tenir sous surveillance. Aussi bien sous sa propre plume ou dans sa propre voix, que tout autour de soi. Je suis par exemple frappé de la manière dont notre présent baigne dans le sentimentalisme médiatique. L’attente "lyrique" du public se laisse si facilement détourner et corrompre ! Là aussi réside à mes yeux l’obligation de traiter sérieusement de cette notion : lui tourner le dos avec mépris, c’est aussi laisser libre cours à ces débordements. Reconsidérer avec un certain sérieux ce qui se joue dans le lyrisme a aussi du sens par rapport à ce qui nous menace alors que nous sommes sous un ciel vide, et que les médias s’empressent de disposer de cette espèce de ferveur inemployée en chacun.
Bernard Leclair : On rejoint là, en débouchant sur cette distance critique imposée par l’Histoire, les polémiques qui ont traversé la poésie depuis une dizaine d’années. Sont-elles toujours aussi vives ?
Jean-Michel Maulpoix : Plus que jamais, quoiqu’elles s’inscrivent maintenant dans un travail de réflexion sur ce qu’est la poésie. De nombreux livres parus ces dernières années, comme ceux de Michel Deguy, Bernard Noël, Jacques Roubaud ou Christian Prigent, ont donné du sérieux à ce débat moins directement polémique. Pour autant, j’ai l’impression que si le pan lyrique de la poésie contemporaine n’a pas besoin de s’opposer à qui que ce soit pour exister, il n’en va pas de même pour tout un formalisme qui a besoin de désigner un adversaire, et donc de maintenir cette notion de lyrisme dans une espèce de suspicion originaire, voire d’en reconduire les clichés.
Bernard Leclair : En particulier en dénonçant une dimension religieuse qui lui serait attachée.
Jean-Michel Maulpoix : Oui, le côté saint-sulpicien, etc. Certes, il y a dans le lyrisme un mouvement vers une forme de sublimité ou de religiosité, ce qui n’est pas la même chose… Mais il importe que le ciel convoité reste vide. L’aspiration à ce que Mallarmé appelle "autre chose" vaut de rester privée d’objet ! "Lyrisme" reste donc un mot en suspens. Peut-être un mot funambulique, funambulesque. Il m’intéresse de considérer à travers lui ce mouvement étrange qui pousse à écrire et à avancer sur le fil de la voix. Sans doute la dimension aujourd’hui la plus importante est-elle celle de l’adresse à un lecteur inconnu, insaisissable ; le lyrisme est tendu vers l’autre. Moins avide du Dieu que soucieux du semblable, il ne cesse de tenter ou de rêver de réconcilier l’écriture et la vie. Si l’acte d’écrire suppose une coupure par rapport au dehors, le lyrisme voudrait l’abolir. Faire entrer dans la langue la substance et les énergies de la vie. Mais aussi bien descendre dans ce mystère que reste le langage, approcher la façon dont il vit en nous ou nous manque.
Jean-Michel Maulpoix
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