"Le Jeu de cartes", de Alain Jean-André opus 1
07/12/2017
Un conte pour vous aujourd'hui, d'un auteur, Alain Jean-André, que les lecteurs de Diérèse connaissent bien :
Le Jeu de cartes
J’imagine facilement la vallée recouverte d’une épaisse langue glacière, une eau claire, abondante et glacée jaillissant avec un bruit de torrent sur les moraines, comme en Patagonie, et un océan aux flots noirs qui s’étend sous de lourds nuages à perte de vue. Après la seconde guerre mondiale, mes parents auraient dû partir en Argentine, avant ma naissance, sur les conseils d’un oncle lointain – était-ce bien un oncle ? – d’origine hollandaise, un certain Van Houtten qui résidait sur la côte d’Azur dans une riche villa et qui faisait des affaires avec des Français qui habitaient là-bas, dans l’hémisphère sud. Étrange de penser que j’aurais pu naître sous un ciel austral, dans la banlieue de Buenos Aires, ou dans une bourgade traversée par des tourbillons de poussière, me dis-je en marchant sur les chemins du plateau, mon regard glissant jusqu’aux flancs des montagnes bleues de l’horizon ; étrange de penser que j’aurais pu vivre sur un territoire aux distance dix fois, cent fois plus grandes, et lever les yeux, la nuit, sur la Croix du Sud.
Cet oncle lointain, j’ai pu le voir sur une photo sépia : il était grand, portait une chemise blanche, un panama, et se tenait à côté de son épouse beaucoup plus petite. Mais ce projet de départ pour l’Argentine ne s’est jamais réalisé. Il faisait sans doute parti de différentes possibilités qui s’offraient à mon père de trouver un travail au retour de sa captivité dans la Ruhr après la dernière hécatombe européenne. Il s’était finalement retrouvé (comme moi, vingt ans plus tard, et son petit fils, cinquante ans plus tard) dans le hall de la gare de l’Est, à Paris. Il avait été embauché par la SNCF, était devenu contrôleur sur la ligne Paris-Bâle. Mais, pendant cette période de crise du logement et de retour des tickets de rationnement, il n’était pas parvenu à trouver un appartement dans la capitale. Alors, il s’était résigné à louer les pièces insalubres d’un vieil appartement d’une préfecture située le long de la voie ferrée ; c’est pourquoi je suis né dans cette petite ville.
A huit mois, j’ai failli être dévoré par les rats. Neuf ans plus tard, alors que mes parents avaient emménagé dans le logement neuf et propre d’une autre ville, on a découvert que j’avais une tache à un poumon.
J’ai été expédié dans un aérium de Haute-Savoie. Du jour au lendemain, ma vie a changé du tout au tout. Je me rappelle que l’assistante sociale qui m’a emmené au bord du Léman portait sur la tête un foulard blanc avec des dessins indigo de la Tour Eiffel, et, des années plus tard, j’ai revu sur la tête d’une autre femme, dans un autocar, le même foulard blanc et indigo, me demandant dans quel lieu j’avais eu sous les yeux ces motifs et pourquoi ils me mettaient aussi mal à l’aise – Je me suis alors revu les yeux fixés au plafond du dortoir de l’aérium pendant la sieste du début de l’après-midi. Je me suis souvenu de l’impression d’écrasement qui m’oppressait, de la panique qui me gagnait (ce devait être les premiers jours, ensuite on m’avait administré un calmant), de mes pleurs, de mes cris, des semaines et des mois que j’ai passé dans cette espèce de colonie pénitentiaire. Elle regroupait des gosses fragiles des bronches, venus de quartiers insalubres des quatre coins de la France en reconstruction. Pendant ce séjour, j’ai ressenti une injustice énorme : je ne comprenais pas qu’on puisse se retrouver ainsi, loin de ses parents et avec leur accord, dans un monde qui imposait des rites que je ne supportais pas. Le pire de tous, pour moi, consistait à boire tous les deux jours au goûter un verre de lait, ce qui me donnait des haut-le-cœur, au contraire de mes camarades qui, eux, n’éprouvaient aucune phobie pour ce breuvage...
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Alain Jean-André
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