Alexandre Eyries nous parle du poète franco-écossais Kenneth White - Opus 1
13/12/2017
Avant de vous communiquer les titres des livres commentés dans le prochain Diérèse, à découvrir aujourd'hui, la parole est donnée aujourd'hui à Alexandre Eyries : pleins feux sur le poète
Kenneth White, "en chemin de lumière1"
Lorsqu’on ouvre un livre de poèmes de Kenneth White, on est aussitôt frappé par deux éléments qui sont constitutifs de sa poétique : le rapport constant de l’écriture poétique au déplacement (souvent pédestre) et à la lumière, à la transparence, à la clarté.
Cette interpénétration de la marche et de la lumière est particulièrement prégnante dans les recueils En toute candeur (Paris, Mercure de France, 1964) et Terre de diamant (Paris, Grasset : collection "Les cahiers rouges") où la randonnée est apparentée à une exploration d’un territoire à la blancheur virginale et où l’écriture est synonyme d’une confrontation physique, concrète avec la chair du monde dont parlait Maurice Merleau-Ponty.
L’écriture est une aventure, elle est exploration d’une terra incognita tout aussi bien mentale que culturelle. Elle est aussi une forme d’errance et de transhumance de la vie et de la voix. La littérature ainsi vécue et pratiquée est nomade, elle creuse des sillons dans la matérialité du monde, à l’écart des grandes voies de communication de la pensée, comme l’écrit Kenneth White dans la préface de L’esprit nomade : « j’ai une prédilection (c’est une question de topologie mentale) pour les terrains abrupts, […] causses, garrigues et landes. J’ai une préférence aussi pour les chemins de terre, ravinés, inégaux 2 ».
La poésie s’élabore au gré de vagabondages et de circumnavigations terrestres à travers de territoires déserts, inhospitaliers, sauvages. Les terrains abrupts sont ceux qui ne s’offrent pas au premier abord mais qui au contraire réclament du promeneur un effort, une lutte pour les apprivoiser et pour gagner leur respect. Cette démarche âpre, rugueuse, difficile est la seule à même d’engendrer une pensée novatrice, la seule qui permette de respirer un air plus pur et plus frais.
A cette seule condition, une pensée s’invente dans et par la transformation d’une forme de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie. Face à un nature hostile, le poète construit une pensée de la complexité, d’autant plus sinueuse qu’elle épouse les méandres de la terre et de la roche, d’autant plus vaste qu’elle embrasse l’univers tout entier.
Convoquons à présent un poème du recueil Terre de diamant ("La vie dans les collines") qui éclaire la prédilection du poète pour les terres escarpées :
« La route que j’ai prise monte à trois mille mètres
la rivière que j’ai traversée cascade à plus d’un endroit
abrupt est le sentier pour arriver chez moi
en été il se perd dans les ronces 3 ».
Cette pensée poétique complexe peut être rapprochée de ce que les philologues appellent une lectio difficilior, une lecture qui affronte les difficultés pour mieux les dépasser ensuite alors que la lectio facilior se contente d’une appréhension simpliste (volontiers réductrice) de la réalité.
Le terrain abrupt exige qu’on soit fort pour le dompter, qu’on soit opiniâtre pour le conquérir. La poésie est une pratique ascendante, elle aspire à gravir les plus hauts sommets et pour cela culmine à "trois mille mètres". Les ronces disent les écueils qu’une telle poésie peut rencontrer, elles ramènent aussi le poète à la réalité rugueuse qu’il doit étreindre, comme le Rimbaud du poème "Adieu" qui clôt le recueil des Illuminations.
Le poète élabore conjointement à son œuvre poétique une réflexion d’envergure sur le monde, le langage, et la culture, réflexion qui tire sa plus grande force et l’essentiel de son originalité de son caractère apatride, à la fois trans-géographique, trans-national et trans-culturel : « le nomade, c’est […] celui qui quitte l’autoroute de l’histoire, […] s’invente une géographie, et plus fondamentalement, cette densification de la géographie que j’ai appelée géopoétique4 ».
La géopoétique est une démarche errante, elle se nourrit de vagabondages aléatoires et de promenades accomplies au hasard des humeurs et des rencontres. Elle tient compte des éléments météorologiques (de ce que l’on désigne le plus souvent comme les "caprices de la nature") tout autant que des bifurcations physiques, concrètes du chemin.
Elle mène le poète de choix en choix à éprouver dans sa chair la complexité du territoire qu’il habite, les différentes strates de la réalité environnante.
Cet article abordera dans un premier temps la corrélation très forte qui existe entre la pratique de la marche et l’écriture du poème, puis il tentera de donner à voir l’omniprésence de la blancheur et de la lumière dans cette œuvre.
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Alexandre Eyries
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1 Cette expression est extraite d’un livre de poèmes d’Henri Meschonnic, Et la terre coule, paru en 2006 chez Arfuyen. Elle me semble de nature à éclairer l’œuvre du poète franco-écossais Kenneth White.
2 Kenneth White, L’esprit nomade, Paris, [première édition Grasset et Fasquelle, 1987], Le Livre de Poche : collection "Biblio essais" n° 31142, 2008, p 11.
3 Kenneth White, Terre de diamant, Paris, Grasset : collection "Les cahiers rouges", 1983, p 57.
4 Kenneth White, L’esprit nomade, Paris, [première édition Grasset et Fasquelle, 1987], Le Livre de Poche : collection "Biblio essais" n° 31142, 2008, op.cit, p 11.
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