"Sans titre", Pierre Dhainaut, 2011
24/10/2018
A la mémoire de cet artiste majeur du vingtième siècle, Wols, [dans le catalogue de son expo de dessins, qui s'est tenue de mai à septembre 2012], et en résonance indirecte avec l'ensemble de poèmes qu'il m'a confiés, à paraître dans le soixante-quatorzième numéro de Diérèse*, Pierre Dhainaut a écrit :
"Craindre l'abîme, c'est craindre l'éternité
Craindre la mort, c'est craindre la naissance."
Wols
Je n'obéis qu'à un appel : ce qu'il me réclame, comment le saurais-je ? Comment lui serais-je fidèle ?
Je n'ai ouvert les yeux, jadis, comme on prend l'air quand on étouffe, que pour dérober au loin ce que l'on nomme astres ou plantes ou roches ou larves, j'ai presque oublié les définitions, j'emportais leurs images, sous mes paupières. Je réinventais l'horizon, je ne suis pas parti. J'ai soulevé aussi les couvercles, les écorces, les dalles : ce qui grouille, qui échappe, je le scrutais, je le fixais, j'aurais voulu du moins. Les pages des livres, une à une, je les arrachais. N'emploie les mots, me disais-je, que s'ils sont des échardes : en profondeur, qu'as-tu éprouvé ?
Je ne touche à présent que des entailles, des cicatrices dont les bords s'écartent, des failles, immenses et trop étroites : je rentre en l'invisible. Où donc ? La gorge est si obscure, puis la poitrine, puis le ventre, tous les repères font défaut.
Je me trompe, je tiens tête encore. Quelle parole défendrait à l'espace de s'écrouler ? Si je me tais, la chute est identique, aveugle.
Je ne résiste pas longtemps, certes, et cependant j'en suis sûr, ce n'est pas assez. Où donc, vraiment ? Ai-je le droit de poser des questions ? J'ai dit "espace", mais aucun terme ne coïncide. A la surface de la peau ces plis, ces rides, ces stries, tandis qu'en bas sourd, prolifère, je ne puis maintenant me tromper, une mémoire se délivre, qui n'est pas la mienne, pourquoi resterais-je étranger ? Seul compte, même par bribes, le mouvement. Tel sera mon rôle, apprendre à ne rien diviser.
Je ne sais pas, en fait, ce que je cherche. Ici, le moindre souffle aussitôt se change en rafale, c'est la nuit qui se crée une forme à travers des corps, celui-ci, celui-là. Elle communique sa fougue.
Je tremble. Je tremble et je me tends. Il faut que j'avance la main. A-coups, gestes patients, déjà interrompus, d'abord ils interviennent tour à tour, très vite ils se ressemblent : errante, consentante, infaillible, de plus en plus elle entendra l'appel.
J'essaie de la rejoindre, en vain. Pourtant, qu'elle se blesse, je me blesse. De la chair lisse qui se mêle à de la chair rugueuse, du bout des doigts à peine, en la heurtant, a-t-elle cru reconnaître une bouche, des orbites, s'agit-il d'un visage ? A qui appartient-il ? Elle y pénètre. La voici prête à ne pas se reprendre. Le rythme, le rythme commande. Ce qui lui manque soudain la comble, ou le contraire. Chaque fois davantage.
Je prétends raturer quand elle abandonne ses traces, ses taches. Elle poursuit. Je commence à voir, j'écoute à sa pointe ce bruit de lames accourant, s'abattant sur des digues, les renversant : après les râles les cris, après les cris peut-être le silence... Que la main saigne, perde son poids, elle passera tout entière au-dehors. Au-dehors, c'est-à-dire au tréfonds. Des plaies devenues lèvres, une respiration verra le jour. Qu'importe alors que j'aie froid, que je brûle.
Je n'ai pas de nom. Les yeux ne regardent qu'à l'instant où ils ont la mort en face, et cet instant, les poèmes le répètent, ils en perpétuent la naissance, ils empêchent le temps d'achever le travail. Qui je suis, je l'ignore. Je tomberai, je ne tomberai pas. Qui d'autre, qui d'autre appelle, qui doit venir ?
Pierre Dhainaut
* actuellement entre les mains de l'imprimeur.
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