"Dans le jardin obscur", un dialogue autour de la poésie, par Alain Duault et Monique Labidoire
31/03/2019
En septembre 2014 a paru aux éditions Le Passeur, un livre qui a retenu toute mon attention. Voici un extrait des réflexions sur la Poésie qui l'inspirent, propos de premier ordre. Donnons la parole à Alain Duault, un fidèle de Diérèse, poète et spécialiste de la musique à la télévision et à la radio... A méditer, après ce dernier Printemps des poètes en date, où la beauté était à l'honneur :
"C'est le sens qui tire à nouveau notre sonnette. La poésie n'existe qu'à ce prix. C'est son destin. Et si la poésie s'inquiète sur elle-même, c'est précisément parce que sa voix est liée à notre destin et à l'inquiétude qu'on porte dessus. Pour retourner en action la question d'Hölderlin, il faut des poètes en ces temps de désastre - non pour mimer ce désastre, non pour s'y complaire - mais pour renouer les fils, rabouter les câbles, tout ce qui éclaire l'intérieur de nous-mêmes, tout ce qui noue la langue au réel, tout ce qui nous donne des raisons d'exister, des raisons d'être. Et pour en revenir à la "délicieuse horreur" de Burke (largement expérimentée par Baudelaire), on peut évidemment affirmer que le beau se situe autant dans le bruit de la mer que dans le bruit d'un train, dans l'affreuse odeur des hommes et des bêtes quand ils vont à la mort, dans les six millions huit cent dix mille litres d'eau qui tombent chaque seconde des chutes du Niagara, dans le parfum d'une femme la nuit, dans les pas légers d'un souvenir qui s'éloigne, dans une nuque poudrée de blanc, dans un crâne pensif posé sur une épaule, dans un ventre ouvert sous le soleil du soir, dans une cour noyée d'ombre où une femme aux trois quarts effondrée lève ses bras bleus, dans la troublante opacité du monde... Oui, la recherche de la beauté a quelque chose d'obstiné dans un sol de sable - mais la poésie est à ce prix.
Saint-John Perse demande qu'"un mouvement très fort nous porte à nos limites, et au-delà de nos limites" ; Pierre Jean Jouve exige "Que la beauté non plus comme un rêve de pierre/ Jaillisse désormais du laid de notre horreur/ Redoutable." Le poème se doit de s'inscrire dans cette double exigence. Ce que nous avons fait du monde a fini par nous retirer du monde, par nous faire croire que "le monde" est un amas de chiffres, un champ de calculs, une montagne d'informations, ou bien qu'il est une frénésie de travail, une hystérie de consommation, une folie de progrès, ou encore qu'il ne peut être qu'un tissu d'angoisse, un refus d'éternité, une négation de l'intime. La poésie peut résister à cette asphyxie en inscrivant son geste non pas, évidemment, dans la tragique épopée collective, pas plus dans le trop simple individualisme, non plus dans la molle subjectivité mais dans la singularité active : c'est là, dans ce geste radical qui est en même temps un murmure obstiné face à l'obscurité d'un monde qui se perd, que la beauté peut retrouver cette fissure du ciel d'où resurgir entre nous.
C'est pourquoi la beauté, expression de notre blessure originaire en même temps que volonté de répondre au vide du monde, peut bien sûr puiser dans le chaudron du négatif, du "mal"... Dans le théâtre du monde, la beauté tient tous les rôles, emprunte tous les masques, joue de tous les registres : l'essentiel (qui donne son poids et son inscription à l’œuvre) est qu'elle donne du sens, qu'elle permette de comprendre comment se tenir debout dans la tempête fauve où l'on apprend le pire pour vivre avec. La forme, le langage, la pensée, tout ment, tout interroge : la beauté demeure ce souci qui répond au trou obscur du monde d'où nous pouvons renaître."
Alain Duault
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