Une lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo : 13/10/1854
22/04/2019
Jersey, 13 octobre, vendredi midi et demie
Il est bien vrai, mon trop bien-aimé, que j'ai l'audace de faire courir mes pattes de mouche sur votre majestueux museau de grand lion sans aucune espèce de crainte ni de timidité. Cela tient à la conscience que j'ai de mon infirmité, eu égard à votre puissante et fauve personnalité. Il n'en est pas de même quand je m'adresse à des êtres plus ou moins englués de bourgeoisie et de préjugés ; je sens qu'il y a là un danger pour moi et que le moins qu'il pourrait m'arriver serait d'y perdre ma liberté... d'esprit (de mouche). Avec vous je ne cours pas le même péril et je vagabonde en toute confiance autour de vous. D'ailleurs est-ce qu'il est possible de mal dire : je t'aime. Qu'on l'écrive en latin, en grec, en busulban, en baobétan, en chinois, en sanskri ou en charabia ? Je thème, je tème, je t'aime et même je t'aibe ? Tout cela est autant de diamants tirés de la mine inépuisable de mon amour. Le style lapidaire, lui-même, ne saurait y ajouter la valeur d'un iota. Mais la vile multitude préfère de beaucoup un bouchon de carafe taillé à facettes, voilà pourquoi j'ai si peu de goût à me montrer à elle dans toute ma simplicité brute et même brutale. Ce qui fait que notre Juju est muette et qu'elle aime mieux la foudre sur sa tête que son visage devant le sun. Cela ne m'empêche pas d'être bien touchée et bien reconnaissante de la peine que tu prends de te substituer à moi dans des occasions dangereuses, comme celle d'hier. Si je pouvais t'en aimer plus, je le ferais ; mais, à l'impossible nul n'est tenu, fût-on trois fois Juju. Je t'expliquerai cela tantôt quand je te verrai. D'ici là, je me livre au rognonage dans mes toiles et dans mes calicots achetés hier et puis je vous attends les ailes ouvertes, le cœur et l'âme à l'unisson.
Juliette Drouet
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