Michaël Glück, "Tu dis que vers la fin"
24/11/2019
(fragment d'un journal, 29 avril 2018)
ce n’est qu’une bouillie, syllabes concassées, phonèmes brisés, chants, nennies, thrènes, oraisons méconnaissables, tout cela, ce magma des mots, ces entassements de morts, tout cela dans la bouche du vivant et la bouche qui ressasse, à son tour, sera avalée, broyée, déchiquetée, déchirée, crânes sous terre seront sédimentés, oreilles pétrifiées avec les mots sous l’épaisse cendre du temps
tu dis que vers la fin on commence par perdre l’usage, égarer le sens, déplacer les noms, confondre les mots et les morts, on commence, ça commence par l’enlisement, l’essoufflement, on ne sait plus d’où vient cela qui bute contre les dents, contre les prothèses, vers la fin, on s’épuise à placer un mot juste dans le puzzle d’une phrase, puis, peu à peu, on ne sait plus même ce que peut être une phrase, on s’accroche à quelques mots, quelque partie d’un mot, puis on ne sait plus rien, on n’a plus même cette petite énergie, on renonce, c’est une mise en abyme qui va jusqu’à s’énoncer, à dire vrai on ne sait où : à quoi bon à quoi bon
or si langage à ce point se perd, alors, oui vraiment, à quoi bon, il ne faudrait alors ni insister, ni persister, ni perdurer, se prolonger, ni être prolongé, à quoi bon, les mots se retirant emportent la chair, dévastent le visage, engloutissent et la matière et la pensée, les mots bulles de rien qui éclateront, rien du rien, rien du peu, rien du tout, lente agonie, lente dispersion, décomposition, oui, décomposition, mais ce mot n’est-il pas déjà depuis longtemps venu au bout du stylo, cuti à réaction sur la peau du papier, oui, décomposition, répétition de l’anéantissement d’un, répétition de l’anéantissement de tout, nous, un, chacun sait cela, mais qui s’insurge, fût-ce vainement, qui se redresse et dit je sais mais ne me résigne pas tournent dans la bouche les mots
Michaël Glück
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