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Tu me téléphones, Michel, pour me dire que j'écris plutôt un Journal du déconfinement que du confinement ! - Ma foi, je ne dis pas non, c'est si triste, ces gens parqués, à droite et à gauche, ne pouvant se faire encore dépister par décision régalienne. Et puis, derrière tout cela, il y a le combat souterrain dont le chaland ne saura rien. Celui que se livrent les instances médicales, par laboratoires interposés, par exemple, mais pas seulement. Et les miettes qui arrivent jusqu'aux journalistes, ou les indiscrétions voulues, pour calmer (un peu) le jeu si je puis dire. Comment s'adapter au mieux à cette situation, hors normes ? Comment redonner le sens d'un nouveau chemin à suivre, à des contraintes insupportables de prime abord ?
Sur le quai, une femme boit Leffe sur Leffe, jetant à mesure les cadavres à la poubelle du quai SNCF de Val-de-Fontenay. Je lui souris, elle me regarde. Elle est un tantinet ivre, j'ai envie de l'embrasser tant m'émeut son âme en désarroi, et elle le sent bien, debout, à côté de moi dans le compartiment ; puis elle s'assied, avec un revers de main pour écarter son écharpe flottante, violet pâle, le Transilien est parti.
Elle n'a pas de masque, moi non plus d'ailleurs et me pose le temps du trajet à côté d'elle : "Vous n'avez pas peur, avec tout ce qui flotte dans l'air ? - Pas vraiment, ces gens sont fous, la mort qu'est-ce c'est à côté de la vraie vie ? Ils sont plutôt allumés, ces médiocrates, qui veulent nous empêcher de nous voir, de converser avec autrui, de nous aimer tant qu'on y est, pour une cause qui les dépasse, de loin, de très loin. Allez, si vous n'êtes pas de mon bord, passez votre chemin.
La poste d'Ozoir est fermée depuis lurette, du jamais-vu depuis mon arrivée dans la métropole en août 1975. Les guichetiers dès le premier jour ont eu peur d'accueillir le public, doit-on le leur reprocher ?... Les facteurs de ma ville d'élection, eux, partent de Roissy-en-Brie, à cinq kilomètres de là. Ils font aussi partie de cette "première ligne" envoyée au charbon, de distributeurs continuant d'assurer leur service coûte que coûte, rattachés en tant que tels à une "organisation d'importance vitale" : femmes et hommes à qui beaucoup de particuliers ne donnent pas la pièce pour le calendrier en fin d'année.
La boulangerie où l'on cuit le pain sur place est toute proche, on y entre et on en sort sans fermer la porte de verre, ce qui rassure la clientèle. Les pâtisseries, qui faisaient vivre ce commerce, sont quasiment absentes des vitrines ; les pizzas, dont la fameuse Calzone, continuent d'y fleurir. Les propriétaires me dit-on, sont arrivés de Lombardie il y a une dizaine d'années ; j'imagine leur désarroi devant les lourdes pertes humaines infligées à cette région d'Italie ces temps-ci. Le sourire y est néanmoins de mise.
En nous dirigeant vers cette grande surface où de blanches barrières indiquent la voie à suivre pour entrer dans les lieux, on aperçoit la ferme Pereire, tous accès bloqués. Diane et Gaëlle veulent voir ce qu'elles appellent "le château" et qui en a l'air il est vrai, n'étaient ces briquettes roses trop pimpantes, trop visibles çà et là. Je les amène jusques aux grilles d'entrée de l'édifice, le terre-plein central est envahi par les pâquerettes qui ont un je-ne-sais-quoi d'indécent en la circonstance. Progressant de quelques pas encore, côté gauche, une vaste écurie ; des chevaux nonchalants y sont conduits dans leur loge. Gaëlle me demande de quoi se nourrissent-ils ?, je lui montre les rouleaux de foin stockés de part et d'autre et ajoute qu'ils mangent l'herbe au sol aussi, si prolixe en cette saison. Après avoir arraché quelques touffes d'herbe, les deux enfants veulent du coup nourrir les équidés; puis s'étonnent qu'aucun ne s'avance vers elles, au vu de leurs petites mains toutes frêles tendues de concert.
Alors, pour les consoler d'une histoire, je leur raconte que j'ai fait dans ma jeunesse de l'équitation, monté des purs-sangs arabes, me hissant à cru et galopant à folle allure le long des plages désertes, là où frise l'eau qui se résout en écume semblable à la salive de l'animal quand il est fatigué. J'avais quinze ans à peine et ces courses étaient pour moi un don de la nature. La sueur de l'animal était la mienne en quelque sorte et cette communion réveillait depuis l'arrière-gorge des rires intermittents, un bonheur lisible, visible. Cavalcades ponctuées par les brefs écroulements du sable, les vives envolées de poussières rocheuses que retournaient les sabots à mesure.
Voilà, maintenant mes petits cœurs, fermez les yeux et imaginez cela... En manière de remerciement, Diane chante en chinois l'éclosion des fleurs du jasmin à la belle saison ; une voix claire, un sens de la mesure que je n'ai jamais eu.
Daniel Martinez
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