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Un livre bien en avance sur son époque, et peut-être sur la nôtre. Sans plus attendre, voici :
Les raisonnements les plus primaires et les plus platement logiques sont souvent les meilleurs. Il suffisait de voir à quel point de désarroi en était arrivée une société inondée de demi-science, de demi-morale et de demi-raison. A y penser, à l'écouter, ce vent charriait des milliers de voix épouvantées, affamées, angoissées, des milliers de voix très lointaines et très proches, des voix vibrantes mais que leur nombre, leur monotonie rendaient glacées, silencieuses et creuses comme un grand iceberg - ou un référendum. Ma tête vagabondait donc, et sans dommages : je souriais à temps pour une réplique, je remerciais à temps pour une allumette, je disais un mot parfois, insignifiant mais utile à la conversation. Je me sentais loin d'eux. Mais pas supérieure, hélas. Et mon éloignement me faisait douter plus de ma compréhension à l'égard de ces humains eux-mêmes. Au nom de qui, de quoi, les juger ? Et si je sentais ce soir-là qu'il était urgent pour moi de partir, de les abandonner, j'aurais été bien incapable de m'expliquer pourquoi, si ce n'est par une sorte d'asthme moral, d'étouffement dont ils n'étaient pas plus responsables que moi. Je ne comprenais rien, c'était vrai, à leur système de préséances, de succès ou d'échecs, et je n'avais nulle envie de le comprendre. Il fallait dégager, me dégager. C'était un terme de rugby et en cela j'étais d'accord : ayant joué les avants rapides toute mon adolescence et les piliers tenaces en pleine mêlée, avec Alan, je renonçais, cardiaque, au jeu. Je quittais le terrain vert, un peu jauni, sans arbitre et sans règlements, qui aurait été le mien. J'étais seule, je n'étais rien.
Françoise Sagan
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