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Ce que Franz Kafka appelait "le concert des hommes", le poète y participe à sa manière, toute personnelle, certes. Dans un rapport (difficile) avec le monde duquel chacun procède, lié à l’existence même ; donc tributaire d'une dimension de la perception qui n’est ni neutre ni neutralisée, et qui garde en elle quelque chose du sentir. D’une manière plus générale, toute tentative artistique – et la quête poétique s’y rattache – éprouve le ton du monde à travers chaque chose, chaque événement. L’appétit vient en voyant et la peau des choses touchée par l’œil semble frémir. Car le voile du désir ainsi jeté sur tout éveille la réciprocité, ouvre sur un arrière-monde de visions mobiles prises au piège des mots. Et nous ne saurons pas qui embrasse qui, de l’aube ou du poète.
Désir et confrontations donc, décantations progressives d’un vécu propre intimement mêlé aux matériaux bruts de la langue, retravaillés, voire sublimés. Être hors de soi avant d’y être : pour se retrouver là, pris par l’invention d’un langage, à trancher en son âme et conscience entre mille chemins possibles.
Quel est notre habiter ? Il est l’ouverture à laquelle l’espace de la vie sert d’extrapolation. Cet espace est défini par le sens qui s’épanche entre la vie et le travail de l’œuvre proprement dit, entre la réalité porteuse qui marque la boucle originaire, le nœud fondamental et la forêt qui noue fil à fil la conscience du tout et le mythe de chacun. En même temps que l’auteur advient comme sujet dans le monde, l’écriture est manière pour lui de faire la lumière sur sa vie. Dans une expression qui touche aussi bien au pré-verbal et au non-verbal qu’au verbal, en reculant jusqu’aux domaines privés de parole et de conscience pour les restituer au verbe et donc à la conscience.
Ici et maintenant où tout se joue, dans un mode nouveau d’être et de percevoir marquant son avancée :
"La fenêtre s’ouvre comme une orange
Le beau fruit de la lumière"
(Calligrammes, Guillaume Apollinaire),
au carrefour de sa vie et de la leur, au carrefour de leur vie à la sienne, l’écriture dessine ce moment particulier où l’auteur se mêle à une histoire qui n’est plus seulement la sienne, et puise (à l'envi) dans ce grand "réservoir" en fin de chaîne impersonnel qu’est la littérature, pour se mettre à l’œuvre. A pied d’œuvre.
Si les langues de la poésie n'ont certes pas pour objectif de nous cloisonner (Paul Celan définissait le poème comme "une poignée de main"), on remarque dans la poésie contemporaine une fuite du subjectivisme (tout autant que du lyrisme, comme si le "je" était en soi haïssable), une fuite du subjectivisme disais-je, orchestrée par les auteurs dits de la "nouvelle génération" : Nathalie Quintane, Pierre Alferi, Philippe Beck, Esther Tellerman… comme s’il était possible d’échapper à l'effet miroir de l’œuvre, à ses composantes mêmes. Conscient du fait, Jude Stéphan remarque : "On ne peut échapper à la subjectivité – il y a quand même un sujet qui écrit – sauf à quitter réellement la poésie, comme l’a fait Rimbaud ". Ne nous méprenons pas : il n’existe pas de simple rapport de sujet à objet entre l’auteur et l’écrit. Le scripteur entre dans le corps du texte, fusionne avec lui. À la manière de ce qui se passe dans le regard : voir le jardin et dans le même temps voir la vitre de la fenêtre (qui donne sur le jardin) sont deux opérations qui exigent différentes mises au point pour exister mutuellement. Le poème est cette entrée dans le regard, cette réconciliation de deux éléments apparemment autonomes, que l’auteur met au point à mesure, dans l’échelle des réalités qui sont les siennes. Écrire, dit Pascal Quignard, "ce n’est pas mon métier, c’est ma vie. Le langage est auto-traduction de tout. S’il permet de supprimer le poids d’un prénom, d’une culture, d’une société, alors il joue sa fonction vivante… Vie et œuvre, oui, si on place l’œuvre moins haut, et le sujet moins au centre." Entre ces deux pôles d’attraction, la création littéraire est une manière de rythmer le temps qui n’est pas celui de l’immédiat quotidien : elle continue certes d’en être redevable, mais en dérange l’ordre premier. Redécouverte par là-même d’une forme d’ordre dans le chaos ?... Voir le monde, les choses, la réalité : sous le prisme du désir et de la passion confondus.
… Et comment ne pas évoquer, pour compléter notre propos, l’étonnant romancier, chroniqueur, psychiatre de formation, qu’est António Lobo Antunes – entendu au Centre Culturel Calouste Gulbenkian (Paris), le 26 mars 2009 – en revenant sur ses propos qui nous éclairent sur la genèse d’une passion : "Je suis dans le monde pour apprendre", disait-il, et "Si j’avais une compréhension rationnelle du monde, cela aurait tué en moi la capacité de créer". Lui qui regarde "l’intelligence comme un spectacle" note au passage qu’il n’est pas "modeste mais humble" et soutient que l’écriture est une sorte d’"histoire de la tribu". Vu sous cet angle, créer serait manière pour "le poète, les musiciens, les peintres d’enregistrer leur présence sur terre" : sous le miroir de leur réceptivité. Voilà dans toute sa spontanéité, une définition – si tant est qu’il en existe en la matière – qui s’écarte d’une approche de l’écriture entendue comme un exercice de style, à l'abri des convulsions du monde et défait l'image de l'écrivain retranché dans sa tour d'ivoire, dans son univers propre, à peu près imperméable à ce qui pourrait lui faire perdre le fil de son œuvre. L'actualité récente recrée de facto ce lien essentiel et fondateur ; elle dérange dans le même temps les voies tracées d'avance, les appétits de puissance, dans de nombreux domaines ; elle remet en cause les devenirs. L'écrivain est sur la terre pour partager avec l'autre aussi bien le côté ombre que le côté lumière de l'existence. Engagé lui aussi dans cette joute perpétuelle où la vie se mesure avec les forces de destruction qui la menace ; où la page, blanche d'abord, se découvre porteuse d'un message, d'une raison d'être, d'une nouvelle dimension, retraçant et illustrant tout à la fois, à mesure, le long chemin.
Daniel Martinez
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