"Propos improvisés", de Guiseppe Ungaretti et Jean Amrouche, éd. Gallimard, 27 nov. 1972.
24/04/2020
Jean Amrouche : il me semble, cher Ungaretti, qu’il y aurait encore bien des choses à dire sur cette enfance vécue par un Italien, pas très loin du Nil, en plein désert certes, mais tout de même dans une grande cité orientale, cosmopolite, chargée de tant de souvenirs historiques, dont certains ont dû vous être sensibles, même avant que vous soyez capable d’étudier l’archéologie, l’histoire, les contacts et les conflits de civilisations. Car enfin, Alexandrie, c’est le port aussi, qu’en pensez-vous ?
Giuseppe Ungaretti : Oui, c’est aussi le port. Ma première enfance, je l’ai passée dans un quartier assez éloigné de la mer. Et nous allions à la mer, au port, de temps en temps. Quand il fallait acheter le bois pour le feu, quand des amis arrivaient d’Italie, ou quand des amis y repartaient. Le port a donc été pour moi un peu le mirage de l’Italie, cette chose obscure et extrêmement aimée par tout ce que j’en apprenais dans les souvenirs de ma famille. Je parle de ma toute petite enfance, qui reste une chose pour moi plongée dans la nuit, dans un infini musical, et un mirage.
Jean Amrouche : Un mirage. Mais un mirage comme ceux du désert, ou bien un mirage intérieur, comme l’image à la fois étincelante et presque nulle d’une réalité qui vous était intérieure, de cette réalité que plus tard il allait falloir étreindre, cette « réalité rugueuse » dont parle Rimbaud ?
Giuseppe Ungaretti : Sans doute c’était une réalité intérieure, quelque chose que je connaissais très parfaitement et très imparfaitement, et peut-être aussi un mirage comme ceux que donne le désert, que donne la nuit. J’ai déjà insisté sur les veilleurs, et sur cette rupture de la musique nocturne, c’est la nuit, c’est la musique de la nuit.
Jean Amrouche : Et cette musique de la nuit qui sera sans doute en partie et profondément incorporée dans votre poésie, à la fois à son tempo et à sa mélodie, est-ce que vous en avez gardé le souvenir ? de ces appels, de ces cris des veilleurs, des chiens qui se répondaient ?
Giuseppe Ungaretti : J’avais parlé des veilleurs, j’ai oublié les chiens. Il n’y en a plus dans la ville moderne ; mais dans la ville de mon temps, il y avait d’innombrables chiens errants. Et ils criaient toute la nuit ; ces cris étaient extrêmement forts, ils blessaient le tympan, et ces cris étaient extrêmement lointains. Et c’était ce chœur, ce chœur terrible des chiens qui venait se joindre autour de la ville aux cris des veilleurs : « Ouahed, ouahed, ouahed »*, et la mélopée vous frôlait, puis tout à coup vous arrivait d’une distance infinie…
Jean Amrouche : Il y avait donc à la fois cet appel qui faisait une sorte d'anneau de sons autour de la ville, et il y avait ces hurlements de chiens, que nous retrouverons peut-être dans cette image extraordinaire qui surgira dans votre poésie, ce "roc de cris" dont vous parlez, n'est-ce pas ?, [dans le livre "La Douleur (1937-1946)", édité en 1956 par Arnoldo Mondadori, à Milan ; recueil qui débute avec le poème ci-dessous, ndlr].
J'ai tout perdu de l'enfance
Jamais plus je ne pourrai
Perdre mémoire en un cri.
L'enfance, je l'ai enfouie
Au fond des nuits
A présent, lame invisible,
Elle me coupe de tout.
Il me souvient que je t'aimais à exulter,
Je suis perdu à présent
Dans l'illimité des nuits.
Désespoir incessant, croissant,
Cette vie ne m'est plus,
En travers de la gorge,
Qu'un roc de cris.
Giuseppe Ungaretti
Jean Amrouche : Ce poème est de 1937, Ungaretti, et il montre bien que les deux Ungaretti, l'homme de l'histoire et le poète, bien qu'ils ne fassent qu'un, poursuivent tout de même des destins séparés, parallèles. Il y a la jeunesse, il y a l'enfance, vivante là, dans cet enfant que vous évoquez dans son berceau, et dont les mains jouent comme des feuilles, mais il y a aussi votre enfance à vous, bue, absorbée par le temps.
Sans plus de poids
Pour un Dieu qui rirait comme un enfant,
Tant de cris de moineaux,
Tant de danses dans les branches,
Une âme se délivre de son poids,
Les prés gagnent une telle tendresse,
Une telle pudeur parmi les yeux revit,
Les mains, comme des feuilles
Dans l'air, qui s'enchantent...
Qui tremble encore, qui juge ?
Giuseppe Ungaretti
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* Le texte imprimé de ces entretiens a été mis au point par Philippe Jaccottet. Il convient ici de remarquer que dans la langue vernaculaire, "ouahed" renvoie au chiffre un. Détail qui avait alors échappé à l'éditeur, trait d'humour donc de Guiseppe Ungaretti. La traduction de ces deux poèmes est le fait de Jean Lescure.
Pour mémoire, Diérèse a traduit les poèmes de vieillesse d'Ungaretti, textes inédits en français.
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