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Quelle place pour la poésie dans le monde actuel ? De René Char avait jailli cette fulgurance : "Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté" (Beauté = poésie, dans le langage codé charien).
Conditions (au moins nécessaires…) pour occuper cette place : ne répondre à aucune définition. Éviter la recherche de l’absolu, la nostalgie du paradis perdu, l’auto-contemplation. Ne pas se tromper d’objet : il n’est ni la réalité, ni la vraisemblance, ni la vérité, plus sûrement le réel (manque ou blessure suscitant l’écriture). Rechercher sans cesse l’étonnement, la stupeur originelle. Être en quelque sorte la monture de toute lueur inhabituelle.
Et aussi clarifier sa position par rapport au sens, à une époque où tout fait se voit affublé d’une explication. "Il y a quelque chose en poésie qui dépasse le sens, c’est la résonance" écrivait Marina Tsvetaïeva. Son, souffle, silence : triptyque de la poésie. Être poète, c’est (tenter de) laisser entrer en soi le vacillement du sens, transmettre le son avant le sens, tout en conservant une trace fossile de ce dernier : seul le son peut s’approcher de ce reliquat que les mots n’ont su traduire.
Ces mots, justement, n’appellent pas de réponse. Du coup, ils creusent l’imaginaire et donnent du temps au Vide, ce vide essentiel dans l’aventure poétique, abysse fondateur qui nous dépose à intervalles réguliers sur nos rivages d’exil. Ainsi, toute écriture poétique qui se veut telle ne peut passer que par une symbiose quasi parfaite entre le vide et les mots, entraînant une transgression inévitable (et rédemptrice) du langage. Pour devenir ce lieu étrange, suspendu, ce non-lieu en somme, le seul sans doute où il soit possible d’expérimenter la mort. Vide, mort : mots dangereux en nos temps de remplissage forcené et de positivisme triomphant.
La poésie peut ainsi être vue comme un exode sans fin vers le lieu d’où tout procède, vers la parole d’avant les mots. Pas de pourquoi, à peine de comment, juste l’instant et le lieu. Juste la veille, les aguets, la disponibilité intérieure. Juste la porosité au monde. Vivre en poésie, c’est vivre dans le sacré de l’univers. Un sacré pas forcément religieux, mais qui touche à l’énigme primordiale de notre présence au monde.
Au fond, la poésie propose l’accès à un monde dont elle est seule à définir les contours et à consulter les archives noires pour en tirer une esthétique de l’imaginaire. Seule aussi à aller jusqu’à l’os du mot et donc se mesurer au gouffre. Car elle nomme le gouffre, non pour l’éclairer, mais pour en être la plus belle résonance. Ainsi, comme la chandelle des tableaux de Georges de la Tour, ne sert-elle pas à donner lumière, mais à sonder ce qui, de l’obscur, se laisse capturer : cette ombre qui structure l’envers, l’autre côté des choses.
Que peut (doit)-elle offrir au lecteur d’aujourd’hui ? Non une échappatoire au monde, mais un monde concurrent. Ainsi seulement pourra-t-elle rendre compte de l’indéfinissable, de ce qui passe en fraude la frontière entre mots et silences. Tout en se gardant de séparer visible et invisible, indissolublement liés par le secret dont le poète est témoin. Car en notre ère où nos vies s’étalent à loisir sur des succédanés de lien social, pourra se dire poète celle ou celui qui se trouvera témoin de la proximité d’un secret, et qui saura en même temps que tout secret éventé porte sa nuit.
À la fois passeur et passage, en somme.
Et pour finir en compagnie de René Char et ainsi boucler le cercle, disons que, à la Fureur de l’époque actuelle, la poésie, simplement, oppose le Mystère. Sans doute la plus belle sorte de résistance.
Jean-Louis Bernard
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