"Jean le bleu" de Jean Giono, éditions Grasset 1932, coll. "Pour mon plaisir", 316 pages
17/05/2021
Chapitre IV
Dès la nuit tombée, j'allais m'asseoir près de l'établi de mon père. Il allumait sa haute lampe de cuivre. Puis, il dépendait les cages.
Il avait cinq cages pleines d'oiseaux : des canaris, des pinsons, des chardonnerets, et une petite cage d'appelants où il gardait un rossignol, tout seul. La cage du rossignol sentait la pourriture. Il fallait le nourrir avec des vers de terre tronçonnés et hachés. Mon père hachait les vers avec une fourchette en fer dont il avait aiguisé les cinq branches en les limant avec son tiers-point. Il nourrissait aussi son rossignol avec des mouches. Il raflait les mouches avec sa main, puis il allait donner pâture. Le rossignol aiguillait son bec à travers les barreaux pour piquer le ventre de la mouche. Il en coulait une goutte de sang blanc et épais comme du pus. Quand c'était une grosse mouche ou un taon, mon père cassait la bête en deux. Il donnait d'abord le corselet aux ailes bleues.
- Le moins bon d'abord, disait-il.
Après, il tendait doucement la petite vessie du ventre plein de miel.
La lampe allumée et réglée, mon père dépendait les cages. Il les plaçait à côté de l'établi, pour que les oiseaux soient dans la lueur rousse de la lampe, et, au bout d'un moment, ils se mettaient tous à chanter.
J'écoutais les pinsons et les chardonnerets surtout. Pour que le rossignol se décide, il fallait le mettre un peu dans l'ombre, près du baquet où le cuir trempait. Alors, il commençait par de petits sanglots.
- Écoute, écoute, disait mon père.
Tous les oiseaux se taisaient, se perchaient en grappes sur les petits perchoirs de bois et restaient là, ébouriffés et peureux, et on voyait trembler le bord transparent de leurs plumes.
- Écoute.
Le rossignol pleurait tout doucement pour lui-même. Une petite voix grêle qui avait la couleur grise et rouge de la douleur.
- Écoute, il désire.
Jean Giono
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