Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, première partie
12/06/2021
Dunkerque, le 9 novembre 2009
Berlin du mur, Berlin des arbres
pour Jean-Pierre Thomas
Une ville avec des forêts et des lacs... Tout aurait dû me séduire sans réserve. Les circonstances ne l'ont pas permis. Le souvenir que je garde de mon passage en ces lieux est ambigu, fatalement : la merveille, la terreur, l'une ne va pas sans l'autre. Comment ai-je rencontré Berlin ?
Depuis longtemps le train avait ralenti. On nous avait obligés de baisser les stores : en dépit de l'interdiction, nous n'en finissions pas de regarder au-dehors. Vers l'aube la frontière avait été franchie à Magdebourg. Quelques sentinelles en armes patrouillaient sur les quais déserts, de larges banderoles vantant les mérites du socialisme et du travail étaient accrochées sur les toits des wagons à l'arrêt et sur la façade de la gare : nous étions bien en Allemagne de l'Est... Ensuite, à perte de vue, des landes : où le train nous menait-il ?
Que savais-je alors de Berlin ? Les bombardements, les combats de rues, les amas de décombres, je n'étais qu'un enfant à la fin de la guerre, ces images si souvent montrées par les actualités au cinéma me restaient en mémoire, mais durant le long voyage je préférais me rappeler que c'était en cette ville que Hegel enseigna, en cette ville également que Kleist se suicida, Hegel, le compagnon d'études de Hölderlin dont j'emportais comme unique livre de chevet une anthologie bilingue, Kleist dont le Prince de Hombourg avait été interprété par Gérard Philipe, la mort récente du comédien marqua le terme de ma jeunesse. Rien ne me semblait plus nécessaire que l'association comme au temps du romantisme allemand de la philosophie et de la poésie. Dans ces conditions les événements de l'été 1961 paraissaient presque irréels. Le Mur venait d'être construit : à quoi correspondait une ville ainsi divisée, isolée ? Je ne l'imaginais guère, en fait. Autant dire que j'étais prêt à toutes les surprises.
La première, non pas que l'ancienne capitale du Reich soit immense, mais qu'elle soit composée de villes plus petites au-delà desquelles s'étendent des forêts et des lacs. L'automne était superbe, et l'histoire n'avait aucune importance, les arbres accueillaient la lumière, l'épanouissaient. Quand je pense à Berlin, spontanément ce sont ces arbres que je revois, c'est ce que j'aurais aimé avant tout retenir.
Je n'avais pas eu le choix, bien sûr, de la destination. Soldat parmi tous ceux qui faisaient partie des "forces d'occupation", je ne me sentais pas à ma place. J'allais avoir vingt-six ans, je laissais loin de moi une femme, un fils, et l'essor, qu'exprimaient les poèmes où j'avais l'impression de me reconnaître enfin, se brisait. Moi aussi, j'étais isolé, divisé.
La caserne, dans le quartier de Tegel, la zone française, se trouvait au milieu des bois, nous les apercevions à travers les carreaux du petit bâtiment de la compagnie d'instruction à laquelle j'appartenais. Chaque matin, on nous conduisait à Heiligensee. On ne nous parlait pas, on criait des ordres. Les exercices étaient pitoyables, interminables, que nous accomplissions, mais il suffisait d'attendre dans le sable entre les herbes sous les pins pour ne plus éprouver le poids de l'uniforme, du paquetage, du fusil, le soleil vibrait de branche en branche, comme dans toutes les forêts de septembre ou d'octobre. Je guettais la chute d'une feuille, l'envol d'un oiseau, l'apparition d'un écureuil, le tourment déjà reprenait le dessus. C'est à la femme dont j'étais séparé, qui m'avait appris les noms des arbres, nos arbres, que dans mes lettres quotidiennes je dédiais tout ce que je voyais, c'est à mon fils que j'aurais voulu le montrer. Il arrivait que nous restions jusqu'au soir, je me croyais, debout sur les dunes, en contemplant le lac, dans un paysage de Friedrich dont la mélancolie s'accordait à la mienne.
En novembre, nous avons dormi sous la tente. Le lendemain, dès les premiers pas, j'eus la certitude d'être observé, comme envoûté, il me fallut de longues minutes avant de remarquer la présence d'une chouette parfaitement immobile, à peine visible dans la brume. Elle me fixait, je pris soin de ne pas l'effaroucher. Que pouvait-elle penser, me disais-je naïvement, de l'intrus que j'étais, elle qui de toute éternité se tenait là où elle devait être ? Les occasions n'ont pas manqué depuis mon séjour à Berlin, depuis 1961, de constater que l'expérience ne sert à rien, que sont inutiles les discours de paix : chaque fois que le sens se perd, des valeurs communes, que l'emporte la folie de conquérir, je songe à la petite chouette d'Heiligensee, à la leçon qu'elle m'a donnée.
Pierre Dhainaut
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