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Il semble heureux de cette existence simple mais protégée. En tous les cas, il dit qu'il est bien content, qu'il se plaît, qu'il aime beaucoup s'asseoir pour lire sur les bancs du parc Rivière.
Il ne cherche pas à se souvenir de ce qu'il faisait hier. Où il habitait, il dit qu'il y a comme un trou dans sa mémoire, dans sa vie.
Il ne se souvient pas dans quelle ville il est né, ni où il a grandi.
Il lit lentement les livres de sa bibliothèque dont il se demande comment et par qui elle a été constituée. Il dit qu'il en est le locataire, plutôt que le propriétaire. Il pense qu'il sera mort avant d'avoir tout lu.
Il ouvre sa porte avec infiniment de délicatesse. Pourtant, il a toujours l'air catastrophé. Il semble penser : "Je n'aurais pas dû accepter". Il en a mal au cœur.
Il a le visage fatigué & ne s'efforce pas d'avoir l'air enthousiaste.
Il a l'air de chercher un mot, puis le suivant. Comme s'il devait combler un immense vide de langue. Une sorte d'angoisse.
C'est un sacré travail, dur & ingrat.
Il faut trouver l'impulsion, instinctivement, ça ne s'apprend pas.
Chaque jour, il faut avoir la volonté de trouver un mot, puis le suivant.
Pas le courage, une nécessité vitale.
Une douleur essentielle.
Ça ne s'explique pas.
Le travail ne s'explique pas, jamais.
Il faut juste montrer.
C'est de l'ignorance. Il ne faut pas avoir de complexe. L'ignorance est une bénédiction. On demeure vivant, spontané & sincère.
* * *
- Avant, ici, il y avait une chartreuse entourée d'un grand jardin à la française.
Une famille de bijoutiers y habitait. Ils ont disparu pendant la guerre.
Un jour, en 43, deux tractions noires sont rentrées par le grand portail.
La propriété a été vendue à une famille des Chartrons. Ils n'étaient jamais là, toujours par monts et par vaux, les enfants dans des institutions en Suisse. Le père est mort dans un accident d'avion en Amérique du Sud, au Venezuela je crois. La mère a filé en 50 avec un gigolo, on l'a retrouvée l'année suivante décapitée à Monte-Carlo, une sale histoire. Les enfants ont été laissés à l'abandon, ce n'était pas une famille unie, non, ça on ne peut pas dire, ils ont vendu au début des années 70. C'était en très mauvais état, un promoteur a tout rasé et voilà ils ont construit cette résidence.
- Il est arrivé au début des années 2000. Discret, solitaire, mais charmant, charmant vraiment.
- Charmant, mais discuté.
- Distrait.
- Un côté Tournesol.
- Oui, distrait, mais élégant, courtois. Un véritable homme du monde.
- & modeste.
- Il aurait pu, tout aussi bien, habiter la chartreuse & se promener dans le jardin à la française.
Claude Chambard
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