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Comme je le dis à ceux qui m'interrogent sur le sujet, je n'ai aucun ennui avec le passé qui est une constituante à part entière du présent. Il n'y a rien de plus injuste à mon sens que de flatter à l'excès le plus actuel, aujourd'hui plus que jamais (dans l'écriture : le problème des avant-gardes en général, qui devraient à l'occasion consentir à se relire)... L'immédiat n'est qu'un jeu, il convient de savoir le rejouer (lexique théâtral) pour l'assimiler ou le récuser selon, hors son immédiateté. Ce vingt-et-unième siècle, de si mauvais augure, cristallise la célèbre formule nietzschéenne... et ce n'est pas rien. En nous renvoyant par effet retour, à ce que nous sommes (devenus). "Toujours, garde en réserve de l'inadaptation" (Henri Michaux, Poteaux d'angle, 1981).
Le numéro 38 de Diérèse, aujourd'hui épuisé, a été préfacé par Henri Meschonnic. Ce qu'il écrivait, de la plus belle eau, continue de résonner en moi :
"C’est le poème qui fait ce que font les mots, pas les mots qui font le poème. Je l’ai dit dans Vivre poème. Il est vrai que cela produit un drôle d’effet, entre truisme et paradoxe. Justement tout le travail de la pensée n’est-il pas de travailler à faire que les paradoxes deviennent des truismes ? Baudelaire avait bien dit : « créer un poncif, c’est le génie ». Il faut créer des poncifs.
Ainsi, dire que c’est l’œuvre qui fait l’artiste, plus que l’artiste qui fait l’œuvre. Élémentaire.
Mais qu’est-ce qui est mieux pour la santé, de se rouler dans des paradoxes, ou dans des truismes ? En voilà une question. Mais non, puisqu’on a déjà la réponse. Ce sont les paradoxes qui sont les truismes de l’avenir. C’est pourquoi je continue, histoire de respirer et de rire.
Le truisme dit : ce sont les langues qui sont maternelles. Le paradoxe dit : ce ne sont pas les langues, ce sont les œuvres qui sont maternelles. Ensuite, on en attribue les qualités aux langues. Et on confond langue et discours, langue et littérature, langue et culture. Ce délicieux répertoire de clichés culturels, où rit le génie de la langue. Le génie qui remplace celui qui manque à ceux qui se confient à lui, qui sont confits en lui... "
Reproduites ici les pages 138-139, avec un poème de Jean-Christophe Ribeyre :
Vivre, oui, ce serait recoudre…
Vivre, oui, ce serait recoudre
ce qui demeuré seul s’est déchiré,
ce qui s’est effondré
et que l’on entasse toujours un peu
parmi les bibelots, parmi les vêtements usés,
au plus profond de la vieille maison de chair,
ce serait reprendre le poème
où nous l’avions laissé, faute de mieux,
gisant au sommet
de la pile menaçante des lettres à écrire,
à relire, du courrier auquel il faut répondre,
on l’avait délaissé
pour de plus urgents méandres
où nous jeter,
nous avions mieux à faire sans doute,
il nous fallait nous aussi nous effondrer.
Vivre, ce serait
retrouver cet ami aujourd’hui oublié
qui a surgi en rêve,
avec lequel nous aimions parler
jusque très tard
et rire, et qui s’en est allé un jour
derrière l’épais rideau de foule,
pour une fois vivre
ne serait pas fuir, ne serait plus se dérober,
ce serait non pas oublier,
non pas souffler
sur la lueur secrète des cicatrices,
mais se laisser accompagner
comme ces oiseaux reconnaissants
qui n’ont plus rien à perdre
et acceptent, brisés, l’abri de paume,
vivre, ce serait cela peut-être,
se laisser recoudre de vivantes paroles,
comprendre que l’on est brisé.
Jean-Christophe Ribeyre
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