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Après Lee Krasner, qui fut la compagne de Jackson Pollock (note blog du 25/7/21), l'histoire d'un amour déçu, cette fois entre deux auteurs-plasticiens :
Peut-on toute sa vie être cloué par un simple regard ? Il faut imaginer ce que cela signifie : tout ce que l'on a vécu, tout ce que l'on vivra est incendié par le moment où l'on croise ce regard. L'avenir en portera les conséquences, mais le passé n'a été vécu que dans cette attente. Cet instant, celui de la rencontre, n'est plus une simple épiphanie mais bel et bien un ravissement. Ce regard, cet éblouissement, se produit en 1957, lors de l'une des très nombreuses soirées organisées par le groupe surréaliste, Unica Zürn voit Henri Michaux. Et elle bascule, comme une crise d'épilepsie sans les spasmes, elle est littéralement éblouie. Plus tard, dans son roman L'Homme-Jasmin, sous-titré Impressions d'une malade mentale, elle reviendra sur le surnom qu'elle invente pour évoquer le poète, l'Homme Blanc : "[...] comment pourrait-elle l'appeler autrement, lui qui émet les insoutenables rayons de l'inquiétante blancheur ?" Cette rencontre quasi fortuite, deviendra l'un des indénouables nœuds de la vie d'Unica Zürn. Un pieu indéracinable. Michaux, elle l'avait lu, elle avait été impressionnée par Connaissance par les gouffres, sans doute était-elle intimidée à l'idée de le rencontrer. L'homme était on ne peut plus discret : grand, osseux, haut front dégarni ; les rares photographies prises de lui témoignent de son austère froideur. En étudiant attentivement la biographie d'Unica Zürn, on comprend qu'elle attend depuis toujours cette rencontre. Lorsqu'en 1953 elle tombe amoureuse de l'artiste surréaliste Hans Bellmer à Berlin, elle a 37 ans et elle déjà vécu bien des vies : jeunesse dorée, scénariste puis autrice de films publicitaires, mariée, mère de deux enfants dont elle perdra la garde puisque - lassée des infidélités de son époux - c'est elle qui demandera et obtiendra le divorce, autrice de nouvelles et de fictions radiophoniques, elle dessine également à ses heures perdues. Si Unica Zürn rayonne, elle lutte en permanence pour contenir ses fantômes : les enfants qu'elle ne voit plus, l'adolescence parmi les dignitaires nazis après que sa mère (divorcée elle-même) s'est remariée à un ministre du président Hindenburg qui deviendra un des hauts cadres du IIIe Reich.
Autre trait de sa personnalité : elle a toujours aimé jouer avec les mots, a composé toute sa vie des anagrammes, et elle est fascinée par les initiales. Arrivée en France, Bellmer la présente au groupe surréaliste. Ils vivent mal, avec peu. A l'hôtel Minerva, elle a l'un de ses fréquents éblouissements : les initiales de l'hôtel, HM, sont celles de son auteur fétiche : Herman Melville. Elle retrace dans L'Homme-jasmin une autre de ces coïncidences qu'elle interprète comme un signe (mais n'était-ce pas là l'un des traits de la pensée surréaliste ?) : "Puis on l'emmène plus loin dans une petite galerie d'art. Devant la porte se trouve une enseigne sur laquelle elle lit les deux majuscules : H. M."
Tout était en place pour que la rencontre avec H(enri) M(ichaux) soit un séisme. "Mais avec l'apparition de l'Homme Blanc en chair et en os [...] avec son apparition la folie a commencé", écrit-elle toujours dans L'Homme-Jasmin. Et, effectivement, c'est en cette même année 1957 que ses névroses vont commencer à la consumer. Lors d'une crise schizophrénique, elle fait une première tentative de suicide. A partir de là, elle sera internée régulièrement : à Paris, à Neuilly-sur-Marne, à La Rochelle. Et le 19 octobre 1970, alors qu'une autorisation de sortie lui sera accordée, elle se rendra chez Bellmer et, plus fragile et légère que jamais, se jettera par la fenêtre.
Et Michaux ? Qu'en sera-t-il de cette rencontre pour lui ? On sait qu'il visitera régulièrement Unica Zürn lors de ses internements, qu'il lui offrira de quoi dessiner ainsi qu'un carnet orné d'un poème manuscrit :
"Cahier de blanches étendues intouchées
Lacs où les désespérés, mieux que les autres
Peuvent nager en silence
S'étendre à l'écart et revivre".
On sait qu'il est également celui pour lequel L'Homme-Jasmin a été écrit : "C'est lui qui l'encouragea à terminer son manuscrit." On sait que jamais elle ne cessa de penser à lui.
Dans la monumentale biographie qu'il a consacrée à Henri Michaux, Jean-Pierre Martin évoque la fascination du poète pour les esprits fragiles et perturbés. Il se trouve que ces esprits soumis aux "états torturants" ne manquent pas, et qu'ils sont en grande majorité féminins. Que l'on juge : au fil du temps, Michaux prendra soin de Greta Masui (la femme de Jacques Masui, directeur de la revue Hermès), de May (l'épouse du peintre Zao Wou-Ki), de Bona de Pisis, et d'Unica Zürn bien entendu. Le point commun entre toutes ces femmes ? Leur internement pour raison psychiatrique. C'est Jean-Pierre Martin qui parle à leur propos de "femmes-lianes", empruntant l'expression à l'unique texte où Michaux évoquera le décès de son épouse, Marie-Louise Termet, qualifiant son amour de liane.
La psychanalyse, qui se penchera sur l'œuvre et la vie d'Unica Zürn, profitera du divorce de sa mère pour voir chez elle une recherche névrotique du père. Et si l'on considère que HM = H(enri) M(ichaux) = l'H(omme) B(lanc) = HB = H(ans) B(ellmer), on a de quoi jouer. D'autant plus que le regard sera obsessionnellement présent dans les dessins d'Unica Zürn (qui seront étrangement qualifiés d'art brut, sans doute parce que le surréalisme est une affaire sérieuse de messieurs). Laissons la psychanalyse de côté, la fascination pour l'Homme Blanc est puissamment érotique. Unica Zürn écrit des récits autobiographiques à la troisième personne ; dans les Lettres imaginaires, une dame parle à un monsieur : "Je ne crois pas du tout à votre désir d'être avec moi. Cependant, j'ai un secret : lorsque vous travaillez à m'anéantir en vous et à m'éliminer de vous, vous avez trouvé bon de dormir, étendu, toute une nuit à l'intérieur de mon corps, pendant que, moi aussi, je dormais. Je dirais que ce fut votre réconciliation avec moi. Ce qui m'a fait du bien c'est le manque de lubricité dans votre effort d'anéantissement." L'attirance érotique conduit à une destruction qui jamais ne s'incarne. C'est sans doute en cela que Michaux fascinait : ce qu'il cherchait auprès des femmes prêtes à l'emprisonner de leurs désirs amoureux tentaculaires n'était pas charnel : lui qui a attendu toute sa vie de mourir tôt en raison de sa malformation cardiaque, lui qui n'a cessé d'être attiré et repoussé par la psychanalyse et qui a fait de son existence un objet d'étude, ne cherchait-il pas simplement à jeter un regard dans les gouffres d'où il espérait saisir une connaissance ? Pour l'heure, nous sommes en 1957, Unica croise le regard d'Henri, et quelque chose vacille qui appartient dorénavant à l'histoire de l'art et de la littérature.
Eric Pessan
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