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Adossé aux collines, le port se déroulait comme une ligne de frontière, comme un trait indécis entre la terre et l'eau pour marquer le départ ou la fin des voyages, nul ne savait vraiment lorsqu'au matin venaient accoster les navires, les barques de pêcheurs qui précédaient le jour à peine et bientôt les bruits se mêlaient en faisant s'évanouir tous les songes, lentement le sommeil s'écartait dans la plainte étouffée des sirènes, dans les cris des marins qui fusaient tout à coup et la voix des femmes en écho déjà penchées à la fenêtre, les au revoir, les retrouvailles, les rires et les pleurs confondus dans le fracas des chaînes d'une ancre qu'on lève ou qu'on jette. Tôt le matin Adriana aimait s'asseoir à l'ombre de la galerie avant qu'Ugo ne la rejoigne, se balancer dans le fauteuil d'osier en s'amusant à s'inventer une autre vie. Regarder la mer fixement, ne plus bouger surtout lorsque le bateau s'approchait et la coque d'argent scintillant au soleil dont les reflets soudain l'obligeaient à plisser les paupières, l'éblouissaient jusqu'à perdre conscience au fond de ce rêve éveillé qu'elle aimait entre tous et là-bas c'était elle qui agitait la main sur le pont découvert afin qu'on l'aperçoive, Adriana debout qui s'appuyait au bastingage en attendant de débarquer, chapeau de paille et robe claire elle franchissait la passerelle en se retenant aux cordages, immobile à présent au bord de la jetée pour contempler enfin l'île inconnue, les maisons hautes au bord du quai et les façades délavées à la couleur du sable ou du jour qui descend, l'ocre ou le rose et l'or ternis d'avance contre ciels et marées, plus transparents encore quand les grappes de fleurs éclataient aux tonnelles dans la chaleur ardente où se noieraient bientôt tous les parfums, dans le vent salé de la mer qui lui donnait le souffle court et sur les toits là-haut les draps claquaient comme des voiles lorsqu'elle marchait par les ruelles sous les balcons étroits, entre les madones ou les saints qui pardonnaient sans fin au fond de leurs niches de pierre, alors elle s'arrêtait parfois pour allumer un cierge, respirer un instant l'odeur du café chaud, des gâteaux de cannelle tiédissant au rebord des fenêtres et derrière les persiennes à demi soulevées ou bien à demi closes, derrière les portes entrebâillées elle pouvait deviner le dessin régulier des carreaux de faïence, les meubles lourds sous les portraits jaunis, les armoires ou les coffres truffés de balles de lavande ou bien imaginer les draps froissés, les lits défaits, le désordre des nuits qui affleurait soudain et elle ouvrait les yeux, mais non, c'était son île encore qu'elle n'avait pas quittée à l'abri de la galerie, l'île aux fougères qui s'éveillait et dont jamais peut-être elle ne finirait de partir. Quelle importance maintenant, Adriana se balançait en regardant mourir au loin le sillage d'écume et la mer lui parut brusquement sans mystère, Ugo ne tarderait plus très longtemps. Elle pouvait l'entendre déjà qui chantonnait en s'habillant dans la chambre là-haut, qui descendait à pas de loup comme chaque matin préparer en secret le petit déjeuner et bien sûr tout à l'heure elle feindrait la surprise quand il se pencherait sur le fauteuil d'osier pour effleurer ses lèvres, annoncer que la table était mise, presque un tableau déclarait-il avec fierté en lui montrant le melon blanc dans une coupe, le raisin et les figues à la chair étoilée, alors ils s'asseyaient tous les deux face à face et le temps leur appartenait qu'ils laissaient s'écouler à sa guise ou s'amusaient à ordonner pour mieux pouvoir ensuite en bousculer l'arrangement, s'écarter au hasard des chemins de traverse ou flâner sur le port dans la douceur du soir. Il n'y aurait pas d'autres voyages, pas d'autres vies non plus même au détour de tous ses rêves pensa-t-elle en riant, et c'était mieux ainsi.
Gilles Moinot
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