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Les lettres qu’ils échangent sont bien curieuses : querelle d’esthétique. Mais la guerre éclate, les Prussiens occupent Croisset, Flaubert se réfugie à Rouen.
Il enterre avant de partir le manuscrit de Saint Antoine qu’il a repris - sa "vieille marotte" comme il dit. Il ne l’achèvera qu’après son retour dans sa maison - mais ce ne sont pas les événements, la Commune, le traité de Versailles, qui lui font voir la vie sous un aspect moins sombre…
Il désespère de l’humanité, il voit monter la marée de bêtise qui menace de tout submerger, prédit - dans une lettre étonnante à George Sand, datée du 3 août 1870 - que "les guerres de races vont recommencer, qu’on verra, avant un siècle, des millions d’hommes s’entretuer en une séance : tout l’Orient contre l’Europe, l’Ancien monde contre le Nouveau. Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être sous une autre forme des ébauches et des préparations de conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée..." Il voit venir "un monde hideux d’où les Latins seront exclus" (28 octobre) ; un monde "américanisé"…
La vie reprend : La Tentation de Saint Antoine paraît en avril 1874 chez Charpentier. Déjà Flaubert a entrepris un autre livre qui "le vengera" - car il veut exprimer tout son dégoût : ce sera Bouvard et Pécuchet, qu’il n’achèvera pas.
Un nouveau sujet de tristesse lui est venu : le mari de sa nièce, Ernest Commanville, importateur de bois du Nord, s’est ruiné, et pour tâcher de le sauver de la faillite, Flaubert a garanti des traites, et obtenu de quelques amis, Edmond Laporte, son voisin de campagne, Raoul Duval, d’autres encore, qu’ils se joignent à lui pour sauver Commanville. Peine perdue : Flaubert sacrifiera sa propre fortune, et sera réduit à accepter une place de bibliothécaire (dont on n’est pas sûr qu’elle n’ait été un secours que ses amis obtinrent du ministère).
Des deuils répétés avaient encore rendu plus triste son isolement : Louis Bouilhet et Sainte-Beuve étaient morts en 1869 ; Jules Duplan et Jules de Goncourt en 1870 ; l’amitié de Tourgueniev, de Zola, de Daudet bientôt, comblait un peu le vide laissé par ces disparitions. Ernest Feydeau, puis George Sand allaient eux aussi disparaître. Il avait promis à sa "chère Maître", comme il l’appelait, d’écrire une œuvre moins pessimiste : il tint parole aux pires instants de ses soucis, et ce fut Un cœur simple, qui vint se joindre à Saint Julien l’Hospitalier et à Hérodias pour former le recueil publié en mai 1877 sous le titre Trois Contes.
C’est le plus parfait de ses livres, celui où l’on trouve comme une somme complète et résumée de son esthétique, de son génie : le style éblouissant d’Hérodias dont l’orientalisme rappelle Salammbô ; l’image de missel exécutée d’après un vitrail de Rouen qu’est Saint Julien, et enfin ce chef-d’œuvre de sobriété raffinée qu’est l’histoire de la servante Félicité - "le cœur simple" qui donne son titre au conte ; on y retrouve Trouville et les fantômes de son enfance, mais si Mme Schlésinger est absente du récit, on la devine comme si quelque chose d’elle demeurait dans les sites que Flaubert décrit. Ne lui avait-il pas dit que pour lui le sable de la plage gardait toujours l’empreinte de ses pieds nus depuis le jour où il avait ramassé son manteau ?
invisible dans ses livres
Il allait mourir le 8 mai 1880, "las jusqu’aux moelles", frappé soudain par une hémorragie cérébrale. Sur la table demeuraient les feuillets de Bouvard et Pécuchet, le roman inachevé, l’histoire des deux copistes qu’un héritage libère des sujétions du bureau, et qui, retirés à la campagne, tentaient d’appliquer tout ce que leurs lectures leur ont mis en tête, et échouent perpétuellement, qu’il s’agisse d’agronomie, d’arboriculture, de chimie, de physiologie, de pédagogie.
Ce recueil, interrompu au dixième chapitre, devait vraisemblablement reprendre, dans son second volume dont on a que le plan, le Dictionnaire des idées reçues, son fameux sottisier aux définitions aphoristiques, ouvrage lui-même inachevé. Mais comment l'auteur en aurait-il fait usage ? Avec ou sans commentaires ? Nul ne le sait.
On a dit qu’il voulait faire le procès de la science. Cela est absurde : le procès du scientisme, probablement, mais pas de la science dont il avait au contraire le respect ; le procès de ceux qui croient tout savoir parce qu’ils ont appris le rudiment ; le procès des esprits forts, creux et gonflés comme des vessies.
Il avait fait de l’objectivité l’unique article de son credo littéraire : il se voulait invisible dans ses livres comme Dieu dans la nature, et s’il a réussi, en effet (tout comme Mérimée, qu’il n’aimait qu’à moitié, le trouvant trop sec), à ne jamais intervenir directement. Dans ce qu’il conte, c’est sa sensibilité, c’est lui-même que nous cherchons dans son œuvre et que nous trouvons aisément, en dépit du dogme "l’art pour l’art".
Comme il eut raison - sans s’en douter - lorsqu’il dit : "Mme Bovary, c’est moi !" Sa correspondance l’a prouvé. On lui a reproché un style tendu, trop travaillé, au goût de ceux qui trouvent que le roman ne doit pas être "écrit". Il a dit qu’il était déraisonnable de demander des oranges aux pommiers. Il ne faut pas davantage demander à Flaubert d’être Stendhal, à Racine d’être Shakespeare. Mais il n’est pas interdit d’aimer, de goûter à la fois Voltaire et Bossuet...
René Dumesnil
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