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Détour
Philippe Jaccottet à Grignan
Ce n'est rien : tout juste un cerisier chargé de fruits dans cette lumière d'été pleine de grâce qui se prolonge après le coucher du soleil - une "grappe de feu apprivoisé". Ce n'est rien : tout juste un verger vert et blanc de cognassiers sous la tranquille pluie d'avril - une "musique de chalumeaux et de petits tambours encore assourdis par un reste de brume". Ce n'est rien : tout juste, à l'aube, un chant d'alouettes, au sommet de la Lance, qui forcent la voix pour appeler le jour - une "cohorte d'anges cherchant à soulever le couvercle énorme de la nuit".
De ces riens quotidiens, Philippe Jaccottet continue avec patience et humilité d'être le traducteur dans un Cahier de verdure où, par le miracle d'une prose cristalline, le cahier se confond avec la verdure, la parole avec ce qu'elle désigne si bien : où sont les mots, où les cerises ? L'auteur de Chants d'en bas qui célébrait, en 1975, "une fête longtemps perdue" s'applique toujours, de poèmes en pensées, de promenades en souvenirs, à rassembler les "fragments d'une joie" très ancienne, très lointaine, dont il saisit les éclats dans les paysages de la Drôme, une page de Roud ou Hölderlin, une fleur de séneçon, la légèreté d'un rire, la limpidité d'un regard, tout ce qui l'aura gardé de se "dessécher", et nous aura abreuvés. Qu'il nous reste Jaccottet est un bonheur complet et, comment dire, rassurant.
Il vit à Grignan, entre plaine et montagne - "cette masse énorme comme une cathédrale, comme des orgues de roche et de glace". Là, il fréquente Musil et Ungaretti, écrit des poèmes simples et lumineux. Les lire, c'est vivre mieux. C'est découvrir la légèreté. Des pivoines, il dit dans Après beaucoup d'années que, groupées, elles dessinent une figure de ballet. Des eaux fugitives de la Sauve, il écrit qu'elles sont tellement claires qu'on penserait que "c'est le ciel lui-même qui les a déléguées jusqu'à nous sur ces degrés de pierre". Il aime que les alouettes ne soient "jamais fatiguées de bondir, même au-dessus des champs boueux de l'hiver".
J'ai découvert Philippe Jaccottet il y a une vingtaine d'années, grâce à son compatriote Jacques Chessex, qui m'avait aussi initié à leur maître commun : Gustave Roud. De Jaccottet, je relis souvent L'Ignorant, Airs, Requiem, La Semaison, A travers un verger. Ce sont des amis fidèles. Dans la poésie contemporaine, où trop souvent la mathématique des intentions écrase l'émotion, Philippe Jaccottet nous réconcilie avec un genre si pur et si exigeant qu'on l'avait cru oublié de nos contemporains. Il dessine un avant-goût de l'éternité.
Jérôme Garcin
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