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Rodica Draghincescu : Le texte poétique est de la langue sensible qui se distingue d'un discours banal. La langue du poète obéit à un grand nombre de contraintes et de limites de tout genre, elle a peu de libertés. Une poésie est faite des langues et des univers sémantiques d'autres poésies. Le poète doit-il savoir apprendre, maîtriser et oublier les autres poètes pour apporter et offrir son originalité au monde ?
Béatrice Bonhomme : Il est certain, et l'on rencontre alors la pensée de Francis Ponge, qu'il est bien difficile de faire du nouveau avec des mots qui sont codifiés par des voix collectives qui parlent en nous, à notre place si nous n'y prenons garde, tout ce qui nous fait ressembler aux autres et qui étouffe la voix du plus précieux. Ainsi Ponge avoue son dégoût pour la radio comme boîte à ordures du langage. On pourrait y ajouter aujourd'hui la télévision et bien d'autres médias. Les paroles sont toutes faites, "elles s'expriment, mais ne m'expriment point" dit ainsi le poète. Le langage, c'est "un tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes" (d'où la lessiveuse, si utile !). Il faut apprendre à parler contre les paroles, inventer sa propre rhétorique qui est l'art de donner la parole à la minorité de soi. Car l'écriture est un combat comme l'écriture d'Artaud ou l'écriture de Kafka l'étaient. Le geste de forage crevant la feuille de papier se transforme en geste de danse et de combat, dans un acte infini de guerre. Dès lors, ce dont on ne peut parler, il faut le dire. Kafka le savait qui notait qu'il se décidait continuellement à la manière d'un boxeur. Il aurait pu dire cela d'un poète. On peut penser aussi à Dupin comme boxeur, danseur de l'écriture, militant. C'est à ce prix que la poésie reste dans l'ensemble des discours que nous propose la société, le discours alternatif.
Rodica Draghincescu : Un discours de résistance ?
Béatrice Bonhomme : Oui, le discours de résistance. Tenter de trouver sa voix originale, même si tout le monde n'est pas Rimbaud... Je n'ai pas cette prétention ! En outre, vous avez raison, il y a aussi tous les écrivains, tous les poètes qui ont parlé avant nous et dont, sans parfois même le savoir, nous sommes tributaires. Il est bien difficile d'apporter ne serait-ce qu'un mince filet de voix qui reste original et nouveau. C'est ce que nous espérons tous, pourtant. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions.
Rodica Draghincescu : Pourriez-vous nous parler de vos libertés, de vos contraintes et vos limites en poésie?
Béatrice Bonhomme : Ma seule liberté, c'est peut-être de ne vouloir tenir compte ni des modes, ni des écoles ou des mots d'ordre poétiques, lyrisme, littéralité, textique... tout cela m'est indifférent. D'ailleurs, je me sens en dehors des circuits comme ma revue elle même (ndlr : la revue Nu(e), qui compte 71 numéros, actuellement diffusée au format électronique) qui a toujours voulu publier des poètes de tous les bords et de toutes les écritures pourvu qu'elles soient exigeantes. Même géographiquement, je suis un peu en marge. Nice est un peu situé aux confins ! Rares sont ceux qui ont lu mon travail, je n'ai jamais eu de reconnaissance officielle. Je n'ai pas publié chez de grands éditeurs. Je continue à faire ce que j'ai à faire. Ma liberté est donc assez grande, car je n'attends rien de plus que le fait d'écrire.
Rodica Draghincescu : A travers mes discussions avec le public amateur de poésie, j'ai constaté que les lecteurs lisent les poètes de jadis plus que ceux d'aujourd'hui, surtout lors des commémorations.
Béatrice Bonhomme : Oui, c'est vrai sans doute. Les commémorations sont de toutes façons davantage propices à des lectures de poèmes rimés, plus faciles à mémoriser que les formes de la poésie contemporaine. D'ailleurs, je ne crois pas que les commémorations soient très "poétiques"... Les commémorations ont quelque chose d'emphatique que fuit la poésie contemporaine, justement. En ce qui concerne la suite de votre question, la poésie s'est en effet coupée du grand public, peut-être parce que les recherches conceptuelles, métatextuelles, intellectuelles, ont un peu effrayé le public, à un certain moment même si la poésie en est revenue (mais peut-être pas le public...)
Rodica Draghincescu : L'on dit que le meilleur moyen de cultiver et faire goûter la poésie vivante pour les autres et aux autres c'est de diffuser les revues de poésie puisque la plupart des maisons d'édition n'éditent que des poètes disparus ou très connus. Béatrice, vous-même, vous avez fondé la revue Nu(e), qui publie des poètes contemporains depuis 1994 et souvent, vous accueillez à Nice, des auteurs dans le cadre des lectures ou des manifestations autour de la poésie. Quelles seraient les satisfactions et les déceptions de ces projets à long terme ?
Béatrice Bonhomme : Les satisfactions : partager la création avec d'autres. Chaque numéro de revue constitue un espace offert à un poète qui choisit lui-même les créateurs dont il veut s'entourer, les plasticiens, les critiques littéraires, les poètes, avec lesquels il entretient des affinités. Ce style a permis au cours des années à la fois une cohérence autour d'un auteur et une diversité grâce à la présence de plusieurs formes d'écritures - interviews, critiques littéraires, poèmes, critiques d'art - et a créé des résonances, des échos, entre chaque texte ou entre les textes et les interventions des peintres. Dans cette "mise ensemble" il y a une volonté de décloisonner, de mêler et de rapprocher, de faire se croiser des écritures et des individus qui, sinon, resteraient chacun dans leur univers. La revue permet ainsi de rassembler des voix qu'on n'imaginerait pas ensemble. Elle trouve sa justification dans ce désir d'échanger, d'établir des liens entre les auteurs, liens parfois polémiques mais toujours inducteurs de dialogue. En outre, la revue permet de publier en temps réel, ce qui donne un plus grand dynamisme à la création, alors que la moindre édition prend de 3 à 4 ans et établit ainsi une forme de distance, de retard. La revue consiste, elle, en une autre approche qui n'est pas celle des grandes éditions orientées vers la consommation et soumises à des impératifs économiques. Ainsi il y a un divorce avec la logique de marché. La revue, c'est un lieu de travail, un lieu de correspondance, un lieu où tout le monde est à égalité, un lieu d'exercice de l'amitié.
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