Revue "Balises" N° 15-16, Cahier de poétique des archives & musée de la Littérature, Bruxelles
21/04/2014
Dans le plaisant opuscule qu'il publia aux éditions des Cendres ("Lettres d'Italie", 1986), Stéphane Fleury, après sa rapide et tumultueuse traversée transalpine - où il est amené à dormir dans les jardins seigneuriaux d'Arezzo, à regarder "les fresques de Piero, comme un voleur, pendant un (...) office dont (il s'est) fait un peu chasser" - s'interroge sur le sens de l'histoire, s'il en est un, pour conclure abruptement : "Le travail de l'histoire est un travail de brouille, de falsification, mais, je pense, jamais de mise au net, d'épuration, d'apparition d'une vérité qui serait transcendante. La vérité ne revient pas à la surface, comme l'huile sur l'eau, parce qu'elle est lourde, et même insoutenable : c'est pour cela qu'elle se broie et disparaît dans la mouvance."
La mouvance ? Originellement, un terme de féodalité, soit la dépendance d'un fief à un autre. Au fil des siècles, ce nom s'est affaibli jusqu'à signifier "entrer dans la zone d'influence" de... qui ou quoi au juste ? Au vrai, nous avons bien du mal à sortir de certains cadres mentaux qui réorientent la vérité selon le contexte, l'histoire devenant l'objet, la chose de l'historien. Les éléments objectifs s'y diluent à mesure pour y servir un discours, répondre à des codes, confirmer des idées, comme celle-ci par exemple : "La force ne fait pas le droit", reprise "Du contrat social" de Jean-Jacques Rousseau (Livre I, chapitre III). Ce qui, à la lecture d'événements actuels (ou passés) prête volontiers à sourire. Quand l'histoire, bon an mal an, reste d'abord une narration. Ita est.
Lisant Marie Etienne dans le dernier numéro paru de la revue Balises dont le thème est : "Vérité et violence en art" (expédié par Didier Devillez, un éditeur que j'ai eu plaisir à rencontrer dans le quartier français de Bruxelles), j'apprends que son fameux texte "Massacre à la cité Héraud" est extrait de L'Enfant et le Soldat, et qu'il n'a encore jamais été publié, pour sa violence, c'est probable. La note en bas de la page 55 vient me renseigner sur les circonstances historiques du récit, la voici : "La Seconde Guerre mondiale était terminée mais pas en Indochine, ce dont peu se souviennent. Saïgon, alors, était en proie à un chaos indescriptible, encore aux mains des Japonais - en dépit des Anglais - et des Français enfin sortis de leur géôle." Le passé explique-t-il le présent ?, oui, du seul point de vue historique, mais il n'explique pas tout, loin de là, même. Car des causes aux conséquences attendues, rien de mathématique ni de bien défini. La stricte logique ne sera pas toujours respectée : les formes se ramifient, se complexifient au gré des événements qui nous conduisent et nous malmènent selon, façonnant notre compréhension et de nous-mêmes et du monde. Pour donner le change, nous surjouons notre prétendue liberté, négligeant son intrication avec l'existant.
A la réflexion, l'histoire ne serait-elle pas manière de survoler le temps, entre un hier et un demain aveugle, mais qu'il faut bien croire réfléchis par notre contingence, nos concrétions d'idées et de sentiments contraires, notre appréhension de l'interminable réalité mutante comme du fond fangeux des choses, notre dépense continuelle, notre disparition ? Dans cette marge improvisée s'écrivent les pages du livre en devenir, soufflées par le fragile équilibre de la mémoire.
Daniel Martinez
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