"Pages italiennes" d'Alain Jean-André
16/08/2016
Alain Jean-André, animateur de La Luxiotte - voir plus bas les liens qui vous permettront de visiter son site - nous donne à lire aujourd'hui des extraits de pages qui ont paru dans le numéro 64 de Diérèse. En regard, une vue de l'île des Pêcheurs, sur le Lac Majeur, prise par Robert Roman.
Pages italiennes
... Quand on est sortis du restaurant, la nuit était tombée. On est descendus par des ruelles désertes jusqu’au bord du lac. Même sur la grande rue qu’il fallait traverser, la via Albertazzi, aucune automobile ne circulait. Le calme dans les rues et les ombres, dans le faisceau des lampes et la douceur de l’air ; et les ruelles, les ombres, la quiétude du soir devenaient un pays plus grand que cette ville. Étienne, toujours très observateur, fut intrigué par la présence de bouteilles d’eau en plastique posées à l’entrée de maisons : il m’a demandé si je voyais à quoi elles pouvaient servir, ces bouteilles. Je n’en avais aucune idée. Mystère. On est passés à côté de l’église San Leonardo, on est arrivés sur une place ouverte sur le lac ; il s’étendait au-delà des voitures en stationnement, des arbres et des massifs, dans l'ombre de la nuit ; on a marché jusqu’au quai ; devant nous les eaux respiraient dans l’obscurité ; de l’autre côté du lac, les lumières de Stresa scintillaient devant nos yeux.
À ce moment-là, j’eus vraiment l’impression de toucher le but de ce voyage : cette quiétude du soir au bord du lac, cet espace sans les préoccupations qui obsèdent, et le retour de quelque chose de plus difficile à formuler.
On est revenus en bavardant à l’hôtel, remontant la colline par le labyrinthe des rues étroites. En arrivant au début de l’impasse, on a posé les yeux sur l’enseigne lumineuse de l’albergo qui luisait tout au fond, une enseigne incongrue, touchante, troublante. On ne s’attendait pas à trouver en ce lieu ces syllabes de néons qui brûlaient modestement au-dessus de la porte d’entrée, comme celles d’un club discret ou d’un lieu de plaisir.
Buona notte ! On a rejoint nos chambres en montant le grand escalier. Marie-Françoise a fermé la porte de la salle de bains. J’ai allumé la lampe de la petite table carrée pour prendre quelques notes dans le silence de la nuit.
À Pallanza, le représentant de la marque Peugeot se nomme Ferrari (cela ne s’invente pas) ; à l’église San Leonardo, on veillait un mort ; depuis les quais de la piazza Garibaldi, on distingue les lumières de Stresa sur la rive opposée…
Voilà où nous étions arrivés ce jour-là, dans les rues ombreuses de Pallanza, sur cette avancée qui pénétrait les eaux noires du lac, dans cette vacuité fraîche et vivifiante sous les étoiles. Cinéaste, j’aurais aimé monter une séquence rapide : le moment où nous avions mangé debout dans le vent froid, au bord du lac à Bienne ; le moment où nous nous étions arrêtés sur une aire de stationnement, au-delà de Lausanne, à côté d’une limousine noire d’où étaient sortis, vêtus de noir, des passagers qui portaient tous des lunettes noires ; le moment où nous nous étions trouvés, vers midi, au milieu des skieurs du col du Simplon qui rangeaient leur matériel dans le coffre et sur les galeries de leurs voitures ; le moment où nous avions marché sur les quais déserts de la gare de Varzo et avions regardé deux trains qui passaient ; et ce répit du soir, ces pas dans la nuit, avec la forte impression d’être arrivés quelque part, enfin loin de la vitesse et des trépidations des roues sur le bitume, dans un apaisement propice à toutes les rêveries.
Ma porte italienne vers la modernité
Seul dans la chambre, devant le fouillis des dépliants et des guides touristiques, je me suis souvenu de la petite ville de Bourgogne où, adolescent, je passais une partie de mes vacances. Le matin, je travaillais dans la cuisine de l’hôtel de mon oncle. Ensuite, je faisais la plonge, la salle à manger du restaurant devenant de plus en plus bruyante. Mon service terminé, je partais à bicyclette jusqu’au lac artificiel situé à quelques kilomètres. Je passais l’après-midi à nager et à essayer de bronzer étendu sur le sable. D’autres jours, je retrouvais les rues, les ruelles, les poternes, les tours de cette ville médiévale qui servait de décor à des équipes cinématographiques venues de Paris. D’autres fois, j’allais me promener le long de la rivière avec une pochette de papier à dessin. Je faisais des croquis d’endroits pittoresques (je ne possédais pas d’appareil photo à cette époque) ou je montais sur les hauteurs du voisinage afin de trouver un meilleur point de vue. Les jours de pluie et la plupart des soirées, je restais dans la chambre de bonne où je m’installais quelques semaines, et je lisais en entendant la pluie tomber sur les toits.
Dans cette chambre, j’ai lu mon premier livre d’un auteur italien, un roman que mon cousin m’avait donné et qu’il n’avait pas aimé. Il avait pour titre Kaputt. Malgré son titre allemand, c’était le livre d’un auteur toscan, un récit qui m’avait transporté en Ukraine pendant la deuxième guerre mondiale et qui m’avait fait toucher sans médiation la grande littérature du XXe siècle. Du coup, j’étais entré dans la modernité littéraire par une porte italienne, un événement qui me donnerait un regard particulier sur la littérature avant que je mette les pieds, quelques années plus tard, à l’Université. Pendant cette période, j’ai lu également L’Adieu aux armes d’Hemingway, un roman qui se passe en Italie pendant la première guerre mondiale, et comporte des scènes qui se déroulent au lac Majeur. Et, à partir de ces lectures qui correspondaient à la fascination de l’adolescent pour la guerre, un vaste champ d’investigation s’est ouvert au gosse d’un quartier ouvrier qui avait eu jusqu’alors pour seul horizon les ateliers des usines, les discussions sur le dernier match de football et les feuilletons télévisés.
Dans la chambre de cet hôtel, des décennies plus tard, je réalisais que, ce nouveau voyage au lac Majeur, je l’effectuais autant dans des villages, des villes réelles que sur le territoire imaginaire que j’avais construit à partir de mes premières lectures.
Plus tard, il y avait eu les films de Pasolini, de Fellini et la découverte de Pavese, l’écrivain turinois – passeur de la modernité américaine dans la langue italienne, mais aussi homme dominé par la mélancolie.
Un jour, lors de mon adolescence, j’étais entré dans une librairie et j’étais tombé sur l’édition bilingue de Lavorare stanca, son célèbre recueil de poèmes. Une édition en deux volumes à la couverture noire, un trésor au prix trop élevé pour ma bourse. J’avais longuement tenu entre mes mains ces livres, tournant les pages, lisant quelques poèmes, consultant la table des matières, et, alors que je feuilletais les deux ouvrages, une idée avait commencé à prendre forme ; plus elle prenait corps, moins je parvenais à me concentrer sur la lecture. Au bout d’un moment, j’avais laissé les volumes et j’étais allé consulter d’autres livres sur les tables. Mais l’idée restait vivante et active. Alors j’étais revenu vers les deux recueils de Pavese, j’avais recommencé mon manège, tournant les pages, essayant de lire des poèmes, sensible, en quelques vers lus au hasard, au ton de l’écrivain de Turin. Mais le désir obsessionnel qui m’envahissait empêchait une lecture normale. Il me mettait de plus en plus mal à l’aise. Finalement, j’étais sorti de la librairie sans un livre de Pavese. Je n’avais pas osé voler. J’avais repris ma bicyclette et rejoint mon quartier, m’interpellant en silence : « Tu pouvais ! Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? » J’étais rentré à la maison, taciturne. Je m’étais allongé sur le lit de ma chambre, mécontent, les yeux fixés sur le plafond. Dire que les poèmes de Pavese dormaient sur l’étagère de la librairie !...
Alain Jean-André
http://www.luxiotte.net/liseurs/liseurs.htm
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