"Les canons du lire-écrire", de Serge Meitinger, opus 3
17/08/2016
Jeudi 20 mai 1999
On écrit parce qu'on ne coïncide pas. Avec le monde et avec l'Autre, avec les autres et avec l'autre, avec soi. Avec sa situation matérielle, physique et psychique, sociale... Le but n'est pas de réduire l'écart en une folle fusion, en une unité fictive mais d'apporter le surcroît nécessaire pour penser l'écart - blessure ou plaie - et le vivre.
Le déséquilibre est fécond bien qu'il demeure inconfortable. L'exil comme l'errance peuvent se vivre sur place, sans changement de lieu physique ou géographique. Ce sont des pierres de touche qui permettent de jauger l'essence, l'existence, le moi-je.
Vendredi 21 mai 1999
Fière devise, et romantique, que celle de Fernand Khnopff, peintre symboliste, rare, quintessencié et aussi compliqué que son nom : "On n'a-que soy" ! Triomphe désabusé de l'individualisme, même si le "moi" moderne est précaire et tend souvent à l'ensemble vide - du moins à une vacuité centrale ! ou à l'émiettement des rôles et des masques ! Il faut nuancer cette altière revendication par une phrase que Valéry met dans la bouche de Socrate : "Tout repose sur moi et je tiens à un fil" (Socrate et son médecin).
C'est alors qu'il faut parier sur la longueur et la qualité du fil : s'il vient à rompre, tout est perdu ! Il faut aussi anticiper sur sa rupture, inévitable, et en tenir compte : admettre que ce fil, notre seul lien, puisse casser, avec ou m^me avant la machinerie de notre corps ! Avec ou sans "à-venir" ?
Samedi 22 mai 1999
J'aime l'expression lire-écrire que j'ai parfois utilisée et qui veut dire à la fois "lire pour écrire" (et il est vrai qu'on ne lit pas de la même manière quand on pratique un ouvrage en vue d'écrire sur lui ou à partir de lui que lorsqu'on lit gratuitement, sans dessein ni projet implicite) et "lire c'est-à-dire écrire" (révélant le fondement commun à ces deux activités que certains textes comme ceux de Mallarmé, par exemple, mettent en pleine lumière). J'avoue toutefois que je ne comprends pas entièrement ce que Mallarmé veut dire quand il envisage "la lecture" comme "une pratique désespérée".
Il faut sans doute enlever eu terme sa coloration psychologique et lui conférer une portée ontologique : l'entreprise qui consiste à lire-écrire n'a pas de but préétabli, pas de cible convenue et convenable, pas d'espoir déjà dessiné. Quand on lit-écrit en vérité l'on (doit) prend(re) tous les risques : accepter de se contredire, de bavarder ou babiller, de se répéter, de ne rien dire, de mentir, de se tromper et d'errer pour, de temps à autre, accéder à un dire de juste allure, à une parole qui soit vérité de parole plus que parole de vérité... Mais, pour réussir, il ne faut surtout rien espérer d'avance qui préjugerait de la qualité d'être propre à l'effet et il peut, certes, être désespérant de s'en tenir avec rigueur à sa fondamentale ignorance et à "notre inhabileté fatale".
Serge Meitinger
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