"L'homme que fut Blaise Cendrars" un livre de Albert t'Sersteven, aux éditions Arléa, mars 2004
01/05/2017
Cendrars, brouilleur de pistes
C'est vrai, je le confesse humblement, de Cendrars je n'ai pas lu l'ensemble des Œuvres complètes. Qu'on ne s'y trompe pas cependant : j'en suis amateur. A peine j'exagère en disant que, plus jeune, je connaissais presque par cœur des passages d'Au cœur du monde. Et j'ai même encore souvenir de mon émerveillement lisant L'Or. On m'offrit La Main coupée, puis j'achetais L'Homme foudroyé ; et bientôt, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel en main, j'avais en ma possession ce qu'on appelle la Tétralogie. Malgré tout, il s'en faut de beaucoup que ces livres, si autobiographiques soient-ils, nous procurent une biographie définitive de Cendrars. Comme à peu près tous, je m'étais contenté jusqu'ici de clichés. Cendrars dites-vous ? Une clope au coin du bec. Un pif de boxeur. Une trogne un brin patibulaire, un brillant causeur, un casse-cou courant d'un bout à l'autre du globe. Et ainsi de suite. Imagerie incontournable contre laquelle Albert t'Sersteven, dans ce livre paru la première fois en 1972, nous met en défiance. Imagerie d'où il paraît bien ressortir que la légende, dans une certaine mesure, à trop étreindre l'écrivain, masque le vrai visage de l'homme.
Contrairement à ce qu'on a cru longtemps, Cendrars n'est pas "un imposteur conscient ne cherchant qu'à étonner la galerie par ses prouesses et ses vagabondages." Pour lors, A. t'Sersteven, qui l'a personnellement côtoyé cinquante années durant, l'observant de loin, par correspondance interposée, ne donne pas son assentiment à cette image faussée. Et d'annoncer, en toute logique, que son livre est description de la "vie réelle" de celui affectueusement appelé "mon Blaise". Pour rendre compte de l'authentique Cendrars, l'idée lui est tout naturellement venue d'égrener ses souvenirs. Il n'en oublie pas pour autant de glisser au passage quelques attaques de son cru envers les scoliastes aveuglés par les mirages d'une biographie imaginaire mitonnée par Cendrars lui-même. "Le présent livre n'est pas une étude de l’œuvre de Cendrars, mais l'histoire d'une vie dans sa réalité humaine, dégagée du nimbe légendaire dont un tel personnage n'avait nul besoin : et, par corrélation, l'histoire d'une amitié." Dans cette complicité, dans cette connivence, il n'entre pas la moindre flatterie. Ici la franchise est de règle, la sincérité est tout. "En entreprenant cette biographie de Cendrars, je me dois sans négliger l’œuvre, de le montrer tel qu'il réagit dans les événements de sa vie, de m'appuyer sur des faits que j'ai pu contrôler, et par là d'être toujours sincère, dussé-je traiter quelques points délicats." Dit autrement, il s'agit de mieux regarder ce qui fait "l'homme complet", ses humeurs, ses amours, ses amitiés sans nombre, sa conception de l'écriture autant que son imaginaire, plutôt que de se distraire de la seule légende dorée. A ce compte, Albert t'Sersteven ne se prive pas d'évoquer la vie privée de Cendrars ; il le fait dignement, avec luxe de précautions, sans nuire moindrement à son ami. Bref, que ressort-il de cette "enquête psychologique" ? Cendrars est, à l'en croire, un être turbulent qu'une dévoration intérieure anime.
Si j'ai bonne mémoire, Henry Miller l'a lui aussi nettement exprimé : Cendrars a bien des excuses à brouiller les pistes, son imagination l'y pousse. Elle seule est la responsable du mystère qui flotte autour de lui. S'il trafique son vécu - et le trafiquant, automatiquement le sublime -, ce qu'il invente n'est que le fait d'une créativité débordante et débridée, en effervescence permanente. Romans ou mémoires, nouvelles, reportages ou poèmes, l'imagination n'a de cesse de vouloir se matérialiser. Tout se passe comme si ses mouvements ne se pouvaient commander, mais s'imposaient à l'homme, qu'il le veuille ou non. A cet égard, importe-t-il alors que l'imagination vire à la mythomanie ? Pas vraiment. A qui vient démultiplier la vie, ne demandons pas de comptes. Ne soyons pas mesquins. Aurait-il mille fois menti sur son existence, qu'importe puisque c'est pour la bonne cause : combattre la mélancolie naturelle du monde, dont Cendrars avait bien conscience.
Anthony Dufraisse
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