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Philippe Sollers : C'est très beau de renverser ainsi le sens courant. Donc, pour revenir à l'Histoire concrète, brute...
Claude Simon : Je suis content de vous entendre dire ce mot : concrète. Le concret, c'est ce qui est intéressant. La description. D'objets. De paysages, de personnages ou d'actions. En dehors, c'est du n'importe quoi.
P. S. : Oui. On fait sans cesse de la fausse musique avec l'Histoire. On fait chanter les charniers ou les prisonniers. C'est si vrai qu'un des autres épisodes pour vous essentiel est celui du procès stalinien fait à un autre Prix Nobel récent, Brodski. J'ai été très impressionné que vous citiez dans votre roman les minutes de son procès, que j'avais moi-même découpées à l'époque dans la presse.
C. S. : Le juge, une femme, lui disait : "Qui a décidé que vous étiez poète ?". "Qui vous a classé parmi les poètes ?". Il s'agissait de montrer, avant de l'envoyer dans un camp, qu'il était un parasite social. Terrifiant ! J'ai rencontré deux fois Brodski. Une fois à Stockholm, lorsqu'on y avait invité tous les lauréats Nobel, et une fois aux Etats-Unis, en 1995, à Atlanta, peu avant sa mort.
P. S. : Je reprends : la grande Histoire se présente pour vous de façon extrêmement personnelle et concrète : l'Espagne, la défaite française de 1940, avec cet épisode de guerre, dramatique et central pour vous.
C. S. : J'ai été pris dedans. Vous auriez eu mon âge, vous auriez été pris dedans aussi.
P. S. : Vous avez utilisé les carnets de Rommel pendant sa campagne de France, et aussi les Mémoires de Churchill.
C. S. : Oui, j'ai lu et repris certains passages de ces textes. Vous savez, quand on s'est trouvé au cœur d'un pareil chaudron, on est curieux de savoir ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui le faisaient bouillir.
P. S. : La littérature et la guerre. Quel est selon vous le rapport ?
C. S. : Il n'y en a pas plus qu'entre la littérature et l'amour, la littérature et la nature, la littérature et la Révolution.
P. S. : Il y a quand même chez vous plus de guerre que d'amour.
C. S. : C'est quand même un bouquin qui fait presque quatre cents pages, il doit y avoir cent pages sur la guerre, pas beaucoup plus, non ? Le quart ? Mettons cent vingt...
P. S. : Je veux dire une guerre de fond, pas seulement les batailles.
C. S. : Mais les événements militaires que je décris, comme je le dis au journaliste dans le livre, cela m'a marqué. La guerre, c'est tout de même quelque chose d'assez impressionnant, vous savez.
P. S. : Dans toute génération, il faudrait que quelqu'un puisse dire la vérité concrète de son histoire personnelle, de l'histoire à laquelle il a été mêlé, tout en écrivant non pas pour apporter un témoignage, mais pour porter un coup.
C. S. : Ce n'est pas exprès que cela a été fait : ni pour apporter un témoignage, ni pour porter un coup. Simplement l'envie d'écrire. Comme un peintre a avant tout l'envie de peindre. Disons, pour employer le langage des peintres, que tout cela m'a paru un bon "motif".
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