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Philippe Sollers : Je crois pourtant qu'on écrit un livre pour porter un coup. Vous introduisez soudain dans votre roman la phrase de Flaubert : "Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le comte seront dupés." Voilà par exemple un coup de Flaubert.
Claude Simon : Là, nous sommes d'accord.
P. S. : La vérité en littérature, cela passe par le corps, d'après moi. Qu'est-ce que vous en pensez ? Vous citez aussi Conrad : "Non, c'est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de son existence - ce qui fait sa vérité, son sens - sa subite et pénétrante essence. C'est impossible. Nous vivons comme nous rêvons - seuls."
C. S. : Conrad me paraît énorme. Si l'on me disait d'aligner les écrivains que je préfère, en tête, je mettrais Dostoïevski, puis Conrad. Les dernières pages du Nègre du "Narcisse", je ne sais pas si vous vous les rappelez. Il y a eu la tempête, ce noir qui meurt de ne pas vouloir travailler, son équivoque statut d'homme à la fois haï et chéri par l'équipage, son corps jeté à la mer (non sans humour : un clou de la planche basculante retient un moment le cadavre), le navire encalminé, etc., et, à la fin, il n'y a plus personne, plus de personnages, il n'y a plus que le bateau : il remonte la Manche, contourne le sud-est de l'Angleterre, s'engage dans la Tamise, est pris en remorque, arrive dans le port et est poussé dans le dock où, enfin, il s'immobilise. Pour moi, ce sont des pages phénoménales. Personne n'a fait plus beau.
P. S. : A propos de Flaubert, vous interrompez brusquement votre récit en donnant à lire ce passage de lui : "rendez-vous donné d'avance pour tirer un coup - excitation de Rodolphe - manière dont elle aimait, profondément cochonne - après les f...ries va se faire recoiffer - odeurs des fers chauds, s'endort sous le peignoir - quelque chose de courtisanesque chez le coiffeur - Emma rentre à Yonville dans un bon état physique de f...rie normale - C'est l'époque des confitures - fumiers roses. Colère cramoisie de Homais."
C. S. : C'est, avec son voyage en Egypte, ce que Flaubert a écrit de meilleur. Cela fait partie des notes qu'il griffonnait lorsqu'il pensait au roman. Si on enlève ces notations, ces odeurs, ces couleurs, les craquements des cailloux sous les roues de la voiture qui ramène Emma à Yonville, ces fumiers roses, etc., tout ce qui, en somme, constitue la chair même de ce roman, alors oui, il ne resterait plus de celui-ci que cette anecdote que Renoir, dans une conversation avec Vollard, résumait de la façon suivante : "C'est l'histoire d'un crétin dont la femme veut devenir quelque chose, et quand on a lu ces trois cents pages on ne peut s'empêcher de se dire à soi-même : "Mais je me fous de tous ces gens-là !"."
P. S. : Cela rejoint pour moi la poésie : on ne peut pas changer un mot, on ne peut pas déplacer une couleur.
C. S. : Exactement. Il y a des phrases de Proust qui sont bien plus poétiques que bien des poèmes. La distinction prose/poésie est artificielle. On peut arriver à des effets de poésie intense avec la prose, davantage peut-être, même en français. Prenez la visite à la marquise de Cambremer, c'est une des choses les plus extraordinaires qu'on ait faites en littérature : cette sensation du temps qui passe, marqué par les changements de couleur des mouettes-nymphéas, c'est prodigieux.
P. S. : En français, dites-vous ? Et la France, donc, dans tout ça ? J'ai noté cette formule dans votre discours de Stockholm : "Mon pays que j'aime, pour le meilleur et malgré le pire..."
C. S. : Et malgré le pire, oui. Parce que nous n'avons pas été brillants. L'"étrange défaite" de 40, la Collaboration, l'Indochine, l'Algérie, Madagascar dont on a longtemps caché qu'on y a tué, en 1947, 100 000 indigènes en trois jours. Ce pays est le mien, c'est le nôtre. Mais malgré...
P. S. : Je vous pose cette question parce qu'un des narrateurs du Jardin des Plantes est quand même un écrivain célèbre français, Prix Nobel de littérature, qui se retrouve notamment au Kirghizistan, s'efforçant de faire comprendre, dans son "mauvais anglais", qu'il ne veut pas signer une pétition d'inspiration typiquement stalinienne évoquant "les moissons futures". Selon vous, qu'est-ce qu'un écrivain français aujourd'hui ?
C. S. : Il est ce qu'est tout écrivain à quelque nationalité qu'il appartienne, à quelque époque qu'il écrive. Et écrire, toujours et partout, cela consiste à ordonner, combiner des mots d'une certaine manière, la meilleure possible. Pour moi c'est, avant tout, réussir à faire surgir des images, communiquer des sensations. Mais j'ai toujours à l'esprit ces paroles d'Elie Faure : "Dans la confiance de l'homme en lui-même réside l'esprit religieux. Le pont du Gard témoigne de plus de piété que l'église Saint-Augustin."
Fin de l'entretien
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