"Main de nuit", de Benoît Conort
14/05/2017
La grande énigme
Didier Garcia nous parle aujourd'hui d'un auteur de talent, Benoît Conort, plus précisément de son livre paru en 1999 aux éditions Champ Vallon, distingué par le prix de l'Académie Mallarmé, la même année : Main de nuit.
Ayant descendu toutes les marches
Jusqu'à la plus basse où morne dans le noir
De nouveau sourd aveugle et dans les mots muré
Je penche vers cette marge que hante le silence
Ce quatrain liminaire, qui n'est pas sans rappeler la mystérieuse descente d'Igitur, imprime au recueil son mouvement général : celui de la chute, de l'aspiration vers le bas, vers un silence qui absorbe tout, étouffe aussi bien les douleurs que les cris. Mais il présente surtout les deux principales forces qui travaillent le troisième volume de Benoît Conort.
D'une part une dominante thématique, inaugurée par les adjectifs morne, sourd, aveugle et complétée par les substantifs noir et silence. Il sera donc question de la nuit, de l'immobilité, de la nudité, et de la pierre tombale. Ce quatrain impose d'emblée un ton, élégiaque, une gravité dont le recueil ne parviendra plus à se défaire, et place l'ensemble sous le patronage de la mort, en fait le point nodal vers lequel convergent tous les vers - car la poésie de Benoît Conort, à la manière d'un thrène, plonge naturellement dans la mort, s'enracine dans la terre, en même temps qu'elle charrie les larmes et qu'elle traîne son cortège de douleurs.
D'autre part, et c'est là sans nul doute l'enjeu du recueil, une démarche résolument linguistique : tout être parlant, et le poète encore plus qu'un autre, condamné à rester "dans les mots muré", peut ressasser "ces phrases nues", sans jamais rien signifier : on n'approche pas la mort par les mots, on ne fait que l'effleurer, la deviner de l'autre côté des lettres, comme au travers d'une pellicule que rien ne saura jamais briser. Chaque poème, qui s'aventure parfois du côté de la prose, semble ainsi vouloir creuser l'énigme du mot mort, comme s'il s'agissait de lui faire dire ce qu'il n'a encore jamais dit, et faire entendre l'inouï de ce mot (le désir tient sans doute davantage de la conjuration que du défi).
C'est donc bien à un voyage au bout de la nuit que le poète nous convie, mais alors à une traversée de l'obscurité sémantique ("J'avance dans cette nuit qu'inventent les mots"), car le lexique dissimule toujours plus qu'il ne montre : derrière le mot nuit se cache la nuit véritable ; et pour savoir quelle réalité embrasse le mot mort, il n'est d'autre recours que d'interroger "le mot tombeau le mot sépulcre". Inlassablement, le vers s'en revient au mot, à l'énigme du signifiant, à l'innommable...
Il n'est jamais besoin de longs discours pour saisir l'essentiel : à l'instar de son oeuvre, qu'il érige avec parcimonie, Benoît Conort rédige des poèmes brefs, souvent proches du sizain. "On pourrait multiplier les mots", mais qu'adviendrait-il de plus ? Ainsi que le suggère le seul message d'espoir, abandonné comme par inadvertance à la fin d'un poème, peut-être alors que la nuit finirait, et que le vers aboutirait enfin au sens. Une éventualité, qui constitue à elle seule une incitation à poursuivre.
Didier Garcia
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