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"Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises"
Henri Thomas : John Perkins a existé, c'était son nom. Il m'avait mis au défi de raconter sa vie. Je lui ai dit : chiche ! Sa femme que j'ai appelée Paddy faisait effectivement cet étrange double métier, de travailler dans un hôpital et de participer à des courses automobiles. Elle était très gentille, mais alors entre eux... Le premier soir où je suis rentré chez eux, elle a jeté ses souliers dans le poste de télévision. Lui, il était très intelligent. Ses cantines que vous voyez dans ma chambre lui appartenaient. Elles viennent d'Amérique.
René de Ceccaty : C'est curieux : on dirait que vous possédez un objet d'un de vos personnages...
H. T. : Je ne l'ai jamais revu. Je ne sais pas s'il a lu mon livre. Il a été question de le traduire en anglais, mais ça n'a pas été fait.
RdC. : De l'écriture, vous dites : c'est une prairie "dont tous les brins d'herbe me sont connus".
H. T. : Quand je me promenais dans l'île d'Houat, et que je voyais une belle prairie, je pensais que c'était l'écriture. C'est bien présomptueux de le dire... Mais pas de l'écrire !
RdC. : Cela peut vouloir dire que vous connaissez bien votre instrument.
H. T. : Cela signifie plutôt que mon instrument me connaît. J'ai toujours eu l'impression que c'était le langage qui me prenait et non le contraire. Cela n'a rien à voir avec l'écriture automatique. Mais je ne conçois pas le plan d'un roman. Pas plus que le plan d'une fleur : elle pousse ou elle ne pousse pas. Mes livres sont structurés mais ils se structurent au fur et à mesure.
RdC. : Vous écrivez que vous êtes un "homme impossible".
H. T. : Hélas ! Parce que je cherche toujours quelque chose d'autre. Je n'arrive plus à comprendre l'expression "avoir confiance en quelqu'un". C'est comme croire en Dieu. On peut croire que ce livre existe. Mais un Dieu... L'autre est toujours une présence offensive. Une offense muette. Pourquoi y a-t-il un autre ? Quand on se bute à cette question, on ne s'en sort plus. C'est Rimbaud qui écrit "ces mille questions qui se ramifient n'amènent au fond qu'ivresse et folie". C'est parfaitement vrai.
RdC. : Vous écrivez : "Les anecdotes me fuient". Moi, en vous lisant, j'ai le sentiment contraire.
H. T. : Elles m'ont fui à partir d'une certaine date. Je ne voyais plus que les idées générales alors que pendant longtemps il me suffisait de descendre dans la rue et j'avais des anecdotes. Je n'avais qu'à prendre le métro et surtout le métro de Londres.
RdC. : Pourtant la poésie de vos livres n'est jamais vague.
H. T. : La poésie ne doit jamais être vague. La poésie de Rimbaud n'est pas vague. Quand il décrit une route "surnaturellement sobre", il évoque la route qui était surnaturelle parce que surélevée au-dessus de la plaine, et sobre parce qu'il n'y avait pas de bistrot !
RdC. : On m'a dit que vous étiez dans la chambre où a vécu Beckett.
H. T. : Non, il était à l'étage au-dessous mais en effet dans la même maison de repos. Je l'ai vu une fois quand je partais pour Londres. Il m'a dit : "Comment ? Vous allez vivre au milieu de dix millions de maniaques ?" C'était l'Irlandais qui parlait ! J'avais publié dans la revue 84 l'un de ses premiers textes en français.
RdC. : Est-ce que votre séjour ici influe beaucoup sur ce que vous écrivez ?
H. T. : Non, parce que j'avais déjà en m'installant ici l'idée d'écrire des études sur des poètes dont l'une sur Baudelaire a paru dans le numéro de février 1992 de la NRF. Baudelaire pense que la fin du monde a eu lieu mais que nous ne nous en sommes pas encore aperçus. C'est peut-être vrai. Qu'est-ce que c'est qu'exister ? Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises.
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