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Bertrand Leclair : ... Je vis dans l'obsession de la construction d'une parole singulière qui me permette d'exister dans la langue collective, mais quant à savoir si c'est ou non une utopie... Je crois que la leçon que l'on peut tirer de Proust - si leçon il y a - c'est quand même celle-ci : tout le monde peut trébucher sur un pavé mal équarri, par contre la difficulté est de conserver la possibilité de se laisser déséquilibrer, dérouter par le pavé... Peu importe le pavé, l'important c'est tout ce qui précède, c'est-à-dire la lutte pour les chimères, la lutte jusqu'au tréfonds du désespoir qui est celle que Proust décrit, pour des choses qui semblent des chimères, jusqu'au jour où elles deviennent réalités. Dans la vie courante, ça peut advenir à condition qu'on soit toujours dans une mise en jeu de sa parole, que justement on puisse être dérouté. Et on ne peut l'être que si l'on ne s'est pas installé de barrière de sécurité.
Chantal Thomas : Lorsque vous parlez de barrière de sécurité, vous pensez à quoi ?
B. L. : Par exemple, à tout ce qui, dans les années 80 en particulier, s'est instauré via le monde de l'entreprise, et dont on parle peu aujourd'hui parce que c'est devenu une norme. Mais c'est un phénomène qui existe toujours autant et a même tendance à se généraliser en dehors du monde de l'entreprise. C'est toute une conception du travail, du rendement, d'une parole atrocement limitative, où il s'agit seulement d'obéir à des circuits de communication en dehors desquels il n'y aurait rien. Pour reprendre la distinction de Bataille entre communication forte et communication faible, la communication faible on nous la propose en permanence, la communication forte est devenue presque impossible.
C. T. : Kafka est très présent dans votre essai (Théorie de la déroute, éditions Verticales) comme une sorte d'injonction vive.
B. L. : Kafka est une figure qui me déroute sans cesse, ne serait-ce que par sa capacité à raconter, au-delà du point où on ne peut plus raconter. Ca reste un mystère. Comme la manière dont il réussit à imposer une vérité onirique contradictoire avec la vérité rationnelle, et pourtant tout aussi vraie.
C. T. : Est-ce pour vous un type d'écriture ou une disposition à écrire très différente, un essai ou un roman ?
B. L. : C'est très différent, parce que la question de l'adresse est fondamentale. Écrire, c'est créer son lecteur. Et la façon de créer son lecteur dans un essai ou un roman diffère. Par ailleurs, écrire, c'est chercher. Et il est évident que je cherche la même chose dans l'écriture de l'essai et dans celle du roman.
C. T. : C'est quelque chose qui m'a frappée dans votre texte : le rôle que vous donnez à la lecture. Lorsque vous écrivez Lire, écrire, j'ai l'impression que lire n'est pas passif, mais est une activité aussi créatrice qu'écrire.
B. L. : Un livre n'est pas un objet, c'est quelque chose qui témoigne d'un parcours. Ce que l'on n'accepte pas très bien lorsqu'il s'agit d'auteurs anciens, personne ne semble s'en souvenir lorsqu'on lit des contemporains. Par exemple, si on lit Guyotat il y a un travail, une altération qui se joue dans la langue et de livre en livre. Et cette transformation n'est pas un processus solitaire, elle est aussi le fruit de la façon dont ont été lus ses livres précédents, et reçues ses lectures publiques. Guyotat reprend le pari de Rimbaud d'écrire une langue qui soit "de l'âme pour l'âme"... Rimbaud, Guyotat, ce sont les plus singuliers des écrivains. Pourtant leur point de départ est tout sauf autiste. Ils sont dans une quête de l'autre - dans une soif, sans apaisement possible. Plus la langue s'altère, plus la difficulté est grande d'être désaltéré.
C. T. : La soif et la rage, ça va ensemble ?
B. L. : Oui, et le confort de notre monde occidental actuel procure une certaine douceur, mais cette douceur-là, lénifiante, a un prix. Elle nous supprime, s'il est vrai qu'on ne peut être au monde qu'à l'éprouver, qu'à ne pas se protéger de ce qui fait mal. Jamais la liberté n'a été aussi grande potentiellement, en même temps que pratiquement inaccessible, parce qu'elle implique le refus de ce confort.
C. T. : On peut aussi non pas se situer contre, mais à côté...
B. L. : ... dans la marginalité, mais celle-ci se réduit sans cesse.
C. T. : Vous êtes sensible à la présence contemporaine d'un écrivain en train d'écrire, dans la même ville que vous, tandis que vous le lisez. C'est une idée originale et très belle de votre livre.
B. L. : A travers une sensation de deuil, c'est quelque chose que j'ai éprouvé fortement à la mort de Nathalie Sarraute. J'ai ressenti (avant de le penser) : Elle n'est plus là en train d'écrire. Elle était le garant d'un espace où la langue ne peut pas se refermer dans l'espace commun - un espace définitivement ouvert.
C. T. : C'est ce que dit Ouvrez, justement, le dernier livre de Nathalie Sarraute...
B. L. : Il y a les livres qui me donnent envie d'écrire, et les autres. Et ça correspond à des enjeux véritablement politiques. Il y a la langue qui bouge, qui est vivante, qui fait bouger la mienne. Tout d'un coup dans mon dictionnaire personnel, il y a un trou et, par ce trou, la vie arrive.
C. T. : C'est une manière de dire oui ?
B. L. : Oui (rires), la parabole de Nietzsche du chameau qui doit devenir lion avant de pouvoir enfin dire oui est indépassable. Ce oui se joue dans l'instant. Il relève du temps vertical, qui a longtemps été contrôlé par la religion. Aujourd'hui nous sommes débarrassés de la religion et c'est une forme de liberté extraordinaire, sauf que cette dimension verticale était tellement associée au religieux que plus aucun espace ne lui est laissé, alors que c'est la seule dimension dans laquelle l'être puisse s'exprimer pleinement.
C. T. : Elle peut aussi donner le vertige, faire chuter dans un égarement hors langage, une souffrance sans appel.
B. L. : Oui... Je pense qu'il y a deux questions qui me travaillent : celle du temps vertical et du temps horizontal, et puis la question : Comment conserver de la singularité sans renoncer à l'autre ? Parce qu'on peut, en effet, s'enfermer dans une singularité qui supprime toute altérité. Il n'y a plus d'autre ni au-dehors, ni en soi-même.
C. T. : Lorsque vous parlez de ce confort, cela concerne surtout des gens qui n'ont pas l'imagination de l'autre en eux, mais cela peut aussi être l'inverse : toucher des gens trop fragiles, trop menacés, des gens qui ne pourraient s'approcher d'une zone de perdition sans sombrer.
B. L. : C'est là où la littérature sauve (pour employer un grand mot !), parce qu'elle fait exister un territoire de danger où l'on peut s'aventurer. Elle transmet des traces, des témoignages de quêtes et d'égarements, grâce auxquels on peut aller plus loin sans devenir fou de solitude.
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