"Pouvoir de l'ombre", de Jean Pérol, éditions de La Différence, 1989
30/04/2017
Jean Pérol n'aime pas la poésie qui ne rime à rien. Il dit : "Le vrai poète, c'est celui qui à la fois traduit la sensibilité de son époque et possède vingt ou trente ans d'avance sur elle. C'est toujours les générations d'après qui l'adoptent, jamais la sienne." Orphelin dans son siècle, pour lui, la poésie ne doit pas se contenter de sonner, elle doit dire quelque chose.
Son livre Pouvoir de l'ombre est, souvent, un cri de colère. Derrière les mots, les images, on le sent accablé que dans ce bas monde la poésie soit si malmenée, incomprise, délaissée. Résultat : Pérol - euphémisme ! - n'aime pas notre époque :
"Parler la vengeance d'on ne sait quoi
d'on ne sait que trop parler parler
s'accrocher au stylo comme à un tronc dans le fleuve
à la phrase comme aux masques des carlingues qui tombent
vous qui salissez le monde je vous annule je le nettoie".
Et même s'il confie durement que "l'écriture est démangeaison de l'incernable", il se prend au jeu de cerner avec douceur les émotions de son cœur, sensible à "l'odeur et le frais des matins", "la courbe des pruniers", "l'or léger des vergers" ou encore aux "draps lumineux à goût de vent et de savon". Sa colère - jamais aigre - ne le dispense pas non plus de savoir rendre hommage.
C'est le cas de "Des forces qui emportent", poème serré et remarquable où il conte Blaise Cendrars avec qui, au fond, il a tant de points communs : cette soif de l'ailleurs (né en 1932 à Vienne, il a vécu successivement 22 ans au Japon, 3 ans en Amérique et 2 ans en Afghanistan) et surtout ce flot de poésie de sang qui ne supporte pas la ponctuation, ce caillot.
Dans l'ombre, le pouvoir ; celui de la poésie, tandis que bientôt sous les stroboscopes du succès, se faneront "les splendeurs fausses", "l'écriture talonnette" et "les mensonges métalliques". Pérol a raison mais il se sent bien seul.
Philippe Lacoche
* *
Blaise Cendrars (1887-1961)
Vancouver
Dix heures du soir viennent de sonner à peine distinctes
dans l'épais brouillard qui ouate les docks et les navires du port
Les quais sont déserts et la ville livrée au sommeil
On longe une côte basse et sablonneuse où souffle un vent
glacial et où viennent déferler les longues lames du Pacifique
Cette tache blafarde dans les ténèbres humides c'est
la gare du Canadian du Grand Tronc
Et ces halos bleuâtres dans le vent sont les paquebots
en partance pour le Klondyke le Japon et les grandes Indes
Il fait si noir que je puis à peine déchiffrer les inscriptions
des rues où je cherche avec une lourde valise un hôtel bon marché
Tout le monde est embarqué
Les rameurs se courbent sur leurs avirons et la lourde embarcation
chargée jusqu'au bordage pousse entre les hautes vagues
Un petit bossu corrige de temps en temps la direction
d'un coup de barre
Se guidant dans le brouillard sur les appels d'une sirène
On se cogne contre la masse sombre du navire et par
la hanche tribord grimpent des chiens samoyèdes
Filasses dans le gris-blanc-jaune
Comme si l'on chargeait du brouillard
Blaise Cendrars
in Documentaires, 1924, éd. Denoël
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