"Les intermittences du cœur" puis "A la recherche du temps perdu" : histoire d'un manuscrit de Marcel Proust.
06/01/2020
C'est à Londres que la maison Christie's a mis en vente, le 7 juin 2000, le plus important manuscrit de Proust encore en mains privées. Il s'agissait du premier jeu d'épreuves typographiques de la presque totalité du premier volume de la Recherche, Du côté de chez Swann, divisé en "placards", c'est-à-dire des feuilles où figurent huit pages imprimées non coupées.
Cet ensemble capital, remanié et réécrit à la main par l'auteur, montre ses hésitations, ses repentirs. Des pages entières sont biffées et des textes recomposés ajoutés sur des becquets, les fameuses "paperolles", un terme proustien pour désigner les becquets qu'il rallonge au gré de sa plume, dont certains atteignent un mètre de long.
Après avoir essuyé le refus de plusieurs éditeurs, Marcel Proust décide finalement de publier à compte d'auteur, aux éditions Grasset. Il signe son contrat le 11 mars 1913, puis commence à corriger les premières épreuves, expédiées par l'imprimeur à partir du 31 mars. C'est ce document qui a été mis en vente. Il montre comment Proust s'est d'abord contenté d'un titre d'une tonalité surprenante, Les Intermittences du cœur, avant l'illumination d’À la recherche du temps perdu, apparemment survenue à la lecture de ces épreuves. Le Temps perdu, titre du premier volume, devient, quant à lui, Du côté de chez Swann.
L'auteur évoque ce travail dans la correspondance : "Mes corrections jusqu'ici... ne sont pas des corrections. Il ne reste pas une ligne sur vingt du texte primitif... (...) Je colle des papiers en haut, en bas, à droite, à gauche..." (12 avril 1913, alors qu'il réécrit le placard 15). Quelques jours plus tard, il travaille sur le placard 20, et envoie une lettre à son éditeur : "En réalité, le texte n'est pas extrêmement changé, car tout ce que j'ai ajouté, je l'ai généralement biffé ensuite. Mais il en résulte sinon un changement de dimensions... du moins un inextricable gâchis, qui va donner à vos ouvriers une peine dont je suis désolé et confus" (19 avril 1913).
Ce travail supplémentaire lui vaut une facture de 595 francs d'extras pour couvrir les frais occasionnés par ce deuxième manuscrit. Viendront encore cinq épreuves avant l'impression définitive, en novembre 1913. La plupart des manuscrits, notes, documents dactylographiés de Proust appartiennent à la Bibliothèque nationale. Preuve de l'intérêt universel soulevé par cet auteur, ces pages raturées étaient alors estimées entre 990 000 et 1,5 million d'euros. Un prix calculé d'après les enchères obtenues sur des œuvres comparables : en juin 1999, des épreuves corrigées d’À l'ombre des jeunes filles en fleur, montées en placard, avaient été adjugées 295 000 francs à Drouot.
Le fait d'avoir présenté ce 7 juin 2000 un volume entier et qu'il se soit agi du premier livre de ce roman, la présence des titres abandonnés ensuite et le travail énorme de réécriture faisaient de ces 52 placards un document primordial sur un des plus célèbres ouvrages du XXe siècle. Ce document unique a été acquis par la Fondation Martin-Bodmer de Genève lors de ladite vente aux enchères. Les éditions Gallimard ont ensuite pu commercialiser la reproduction à l'identique et dans les mêmes dimensions (30 x 40 cm) des fameuses épreuves corrigées, en seulement 1.100 exemplaires numérotés. Tous ont été pré-vendus (à 219 euros).
Catherine Bedel
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