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Ce poème d'Alain Bosquet, extrait de Quel royaume oublié, édité au Mercure de France en 1955 :
De la poésie
Je vous présente
ma poésie : c'est une île qui vole
de livre en livre
à la recherche
de sa page natale,
puis s'arrête chez moi, les deux ailes blessées,
pour ses repas de chair et de paroles froides.
J'ai payé cher le voisinage du poème !
Mes meilleurs mots se couchent dans l'ortie ;
mes plus vertes syllabes rêvent,
et c'est d'un silence jeune comme elles.
Offrez-moi l'horizon qui n'ose plus
traverser un seul livre à la nage.
Je vous donne en retour ce sonnet :
c'est là que vivent les oiseaux
signés par l'océan ;
puis ces hautes consonnes
d'où l'on observe les tumeurs
au cerveau des étoiles.
Fabricants d'équateurs,
à quel client, à quel nomade
qui ne sait lire ni aimer,
avez-vous revendu mon poème,
ce fauve souriant qui à chaque syllabe
me sautait à la gorge ?
Mon langage est en berne
depuis que mes syllabes
se sont sauvées en emportant,
comme on emporte des cadeaux de noces,
toutes mes aubes de rechange.
Mon poème, j'ai beau te congédier
comme un valet qui depuis vingt-cinq ans
vole mes neiges manuscrites ;
j'ai beau te promener en laisse
comme un caniche
qui craint de piétiner l'aurore ;
j'ai beau te caresser
un équateur autour du cou
qui dévore une à une mes autres images,
à chaque souffle je recommence,
à chaque souffle tu deviens mon épitaphe.
Il y a eu duel
entre les mots et leurs syllabes,
puis mise à mort des poèmes trop riches.
Le langage a saigné,
la dernière voyelle s'est rendue.
Déjà on conjuguait les grands reptiles.
Voici mon testament :
la panthère qui suit mon alphabet
devra le dévorer, s'il se retourne.
Alain Bosquet
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