Jules Laforgue (1860-1887)
15/03/2016
Ci-après, le premier jet (inédit) d'un poème de Jules Laforgue, que je vous invite à comparer avec sa version achevée, in Moralités légendaires. Son écriture fine et serrée rend la transcription délicate certes. On y lit, on y déchiffre plutôt la gestation de cette pièce.
Plus tard, Moralités légendaires suscita l'admiration de Marcel Duchamp et de Tristan Tzara. La modernité de cette écriture il est vrai...
L'Alcool
Et les marchands de vin remettaient leurs volets / ... les boulevards déserts, des femmes en cheveux qui traînent leurs savates / ... L'écoeurement tiède et fade d'une salle d'hôpital. / Des parfums liquoreux. Fumées d'alcool. Odeur de cuivre. / Tous flottant dans le brouillard des pipes. / Bocaux, or, verdâtre, rose, jaune. / Dans le grand (sombre, muet, impassible, grave) alambic de cuivre rouge, recourbé en un bec d'où s'égoutte l'alcool. / trône, cornue, empli d'un bouillonnement sourd. / Fait des mares larges, vastes, les gens à plat ventre viennent laper. / Contemplent hébétés (abrutis, sans pensée) leurs verres jaunes. / L'oeil atone /
L'alambic arrondit son gros (énorme) ventre de cuivre / fonctionne nuit et jour / Pour soûler l'humanité hébétée, oublier le spleen, l'histoire, l'azur sans écho, la planète, la mort du soleil. /
Alcool brûlant, âpre, mordant, aigre comme du vitriol. Tout chaud. /
D'autres dans des coins toussotent, très souvent, grelottant, l'oeil terne, la lèvre pendante et tuméfiée, les mains gourdes. / Béants, stupides, stupéfiés. / Ronflant vautrés dans les crachats, le feu dans les entrailles (les boyaux), / La face convulsée, le cerveau sans pensée, la face convulsée, les yeux morts... /
Plus d'hommes. La terre n'a plus de cerveau, n'a plus de conscience, c'est un bloc inerte qui vole.
Loin des cieux trop purs éveilleurs de remords, dans des caves immenses et obscures avec des clartés rares de gaz. / L'Idéal.
Jules Laforgue
NB : les documents autographes de Laforgue sont très rares.
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