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A la suite des notes blog du 10 février 2016, ces recensions de Jean-Noël Pancrazi (vous signaler aussi le récit autobiographique d'Alain Bosquet, paru chez Folio, qui vaut le détour : Lettre à mon père qui aurait eu cent ans, 278 pages) :
. Le gardien des rosées, éd. Gallimard
. Effacez-moi ce visage, éd. de la Différence
. Capitaine de l'absurde, éd. Le Cherche-Midi
Personne ne peut donner une définition de la poésie. Alain Bosquet le sait. Aussi, au lieu de s'engager dans un long discours "poétique" qui serait l'otage de lui-même, préfère-t-il - pour tenter de cerner le rôle capital que la poésie a joué dans son existence - lancer dans le Gardien des rosées une série d'aphorismes qui ne sont pas une suite de sentences impérieuses, mais plutôt un semis d'interrogations où le doute le dispute à la foi.
Alain Bosquet s'inquiète de constater combien le poète est toujours dépassé par son poème, qui semble "se rédiger lui-même". Lorsqu'il se risque à relire l'un d'eux, il se sent dépossédé de ce qu'il a écrit, ramené à l'état d'"accessoire", et il manifeste sa rébellion contre les mots qui, une fois inscrits sur les pages, l'exilent : "A peine écrit, mon poème me dit : efface-toi... Il n'y a pas de place pour nous deux..." Dans cette guerre amoureuse qui l'oppose à sa création, il essaye de résister et d'échapper à la puissance dévorante du poème, "ce fauve souriant qui, à chaque syllabe, lui saute à la gorge".
Pourtant confronté au désert de la vie, il reconnaît qu'il a besoin du verbe et qu'il mourrait de perdre les mots qui lui servent d'"asile". Il rêve de se laisser engloutir en eux, d'y noyer ses manques et ses infirmités : "En moi, tout est tragique... Alors, par lâcheté, je deviens une phrase...". Ce monde qu'il recompose, il peut, à l'infini, le remanier - lui qui s'avoue incapable de reprendre quoi que ce soit de son existence. "Je traduis la rosée, je corrige un oiseau... Je démontre à la fleur qu'elle est une autre fleur...".
Il aimerait devenir un simple organe du monde et, pour se soustraire aux tourments de la pensée, il aspire à une sorte de suicide minéral, à une chute dans l'inconscience de la matière. Aimant peut-être les choses plus que les êtres, il voudrait être instinct "comme l'arbre ou la neige ou le serpent qui dort".
S'il se voue à une telle adoration des pierres, des plantes et des étoiles de mer, c'est parce que - comme il l'exprime dans ses aveux lapidaires, de tristesse lucide - il ne se supporte pas. Condamné à faire "âme à part", il a toujours été inapte à surmonter l'éternel malentendu qu'il a avec son être. Il n'y est jamais parvenu à se frayer un chemin entre les douceurs de la vie et le désespoir de vivre, l'extase et l'épouvante, l'innocence et le dégoût.
Se sentant "trop enfant ou trop adulte", il n'a cessé de vagabonder en lui-même sans parvenir à se trouver. Il ne se tolère que s'il se rend "imaginaire" à ses propres yeux : il oublie ainsi le déclin de son corps qui, ravagé par l'âge, accomplit avec peine, dans l'ombre du désir déchu, "un pas pour vivre, un pas pour regretter la vie". "Même ma peau me met dehors", dit-il, dans un accès de mélancolie acerbe.
D'où la fascination triste qu'il éprouve envers les peintures de Francis Bacon, auxquelles il dédie un beau recueil : Effacez-moi ce visage. Alain Bosquet sait, avec une acuité meurtrie, évoquer, chez Bacon, les voyages de la chair qui, désertant ses points d'attache, paraît dériver loin d'elle-même quand, "doigt après doigt, la main quitte la main, le genou gauche déménage".
Dans ces 34 poèmes, vibrant d'un lyrisme âpre, Alain Bosquet célèbre les corps écartelés, comme crucifiés sur eux-mêmes, qui, privés, dans leur absolue solitude, "de pensées, de devoirs et de droits" semblent implorer le havre d'une image fixe d'eux-mêmes. Peut-être leurs gestes, tremblant d'une colère épuisée, sont-ils les reflets des révoltes lasses d'Alain Bosquet, dont l'ultime philosophie serait un "taoïsme de la rage".
Seule l'admiration qu'il nourrit envers les maîtres de l'art - Beethoven, Vermeer, Seurat, Rilke... - lui permet, tel un capitaine de l'absurde, de dominer le néant et de ne pas sombrer dans l'obscure délectation de la fin des choses, car "cesser d'admirer, c'est déjà mourir".
Jean-Noël Pancrazi
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