La vie des dictionnaires
29/07/2017
Vous qui comme moi consultez un peu, beaucoup, passionnément... un ou plusieurs dictionnaires pour vous assurer du sens d'un mot, d'une expression, d'un gallicisme, etc - ou le confirmer même quand vous en ressentez le besoin- , voyez ce qu'écrit à ce propos Philippe Delerm :
"Comme écrivain, je ne me sers jamais d'un dictionnaire, à plus forte raison d'un dictionnaire analogique ou de synonymes, si ce n'est pour vérifier l'orthographe d'un mot. Je m'en tiens à ce sujet à la philosophie de Paul Léautaud, qui prétendait qu'un écrivain doit s'en tenir à sa palette, sans chercher artificiellement d'autres couleurs, au risque de perdre le seul bien véritable - la touche personnelle, le trait singulier. Quand Colette parle des fleurs, on sent qu'elle les possède charnellement depuis l'enfance. Quand Balzac énumère platement toute la flore des Alpes, je n'y crois pas, car je sens que sa science a glissé tout droit d'un dictionnaire.
Non, pour moi le dictionnaire garde un parfum délicieusement inutile. Il est lié à mes premières émotions érotiques - ces grandes pages glacées bistre où étaient reproduites en lascives postures orientales les femmes nues de Ingres ou de David. Le contraste entre le sérieux du contenant et la perversité de la quête jouait un grand rôle dans l'intensité de mes émois."
Pour Alain Rey maintenant :
"Dictionnaire : la chose ? De moins en moins aisée à définir ; pas même un "livre", aujourd'hui, puisqu'il en prolifère sur la Toile, en ligne, hors ligne, entre les lignes, en cédés plus ou moins rom... Dans une liste ? un catalogue ? Pas toujours. Alphabétique ? Ho, ho, et les Chinois, et les dicos d'ancien égyptien, par hiéroglyphes ? Et les dictionnaires d'"idées" où les mots sont les cibles ? Que reste-t-il de nos chers dictionnaires ? De collectionner des signes, pas seulement des "mots", et de répertorier des sens. Et l'on en vient à ceci, qui est dans le mot dictionnaire : un répertoire des "manières de dire".
Les Allemands sont simples : Wörterbuch, le livre des mots. Les Grecs anciens, profonds et ambigus : ils parlent du logos, langage, mais aussi raison ; de glossa, la langue, d'où glossaire et glose. Les Latins, malins : qu'y a-t-il derrière le vocabulaire ? Du "dire" (dicere). Dicere, d'où dictio, la façon de dire les choses, et des écrire, sans doute.
Il a fallu attendre le XVIe siècle pour que la langue latine, qui se portait alors fort bien en Europe occidentale, se préoccupât de nommer ce qui était un perfectionnement des glossaires (ici, on est en grec). Et notre grand Robert Estienne concocte son dictionnarium latin-français, qu'il va, génialement, retourner comme un gant : le dictionnaire français, mot et chose embrassés, est né."
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