"Mort d'un poète", un récit de Jean Rousselot, première partie
02/08/2015
A Orléans, en 1942, Jean Rousselot écrivit une première version de ce texte que je vous donne à lire aujourd'hui ; il l'avait amendée pour Diérèse, où elle fut publiée. La portée éminemment allégorique de ce récit n'échappera à personne :
Mort d'un poète
Quand il apparut qu'il allait mourir, le poète eut un sourire triste. Le rossignol chantait dans le clair de lune et les soldats crurent soudain le voir, en plein visage du poète, battre des ailes et renfler sa gorge menue.
Mais non, ce n'était qu'une bouche de poète, et ce poète allait mourir. Il se dirigea lentement vers la fenêtre et, fermant les yeux, immobile et droit, sembla présenter ses comptes à la nuit. Sa poitrine était nue. Nues ses paumes ouvertes et ses paupières pulsantes. Il était nu tout entier dans le bain du verger, nu dans la rivière du noir, nu comme au jour de sa naissance.
Ils étaient là cinq, dont Lopez, à emplir de cuir craquant la chambre blanche du poète, à fumer en cadence, à soupeser des pistolets.
Lopez était le chef ; il parla :
- Que veux-tu faire ? te jeter en bas ? tu es libre, mais dépêche-toi, car le temps presse !
Le poète se retourna. Ses yeux étaient ouverts maintenant et, sur sa bouche, pour la deuxième fois, le rossignol accourut se poser.
Mais non, ce n'était qu'un sourire de poète, et ce poète allait mourir.
- J'aurais mieux aimé mourir le jour, Señor Lopez. Peut-être avec mon sang quelque pavot de la nuit aurait-il éclaboussé la terre ? Je n'ai jamais eu de chance. Mais vous avez beau faire, Señor Lopez, vous ne tuerez jamais la nuit, tant qu'il y aura des poètes et des rossignols pour lui donner asile dans leur sein. Et le monde est plein de poètes et de rossignols, Señor Lopez.
- Señor Lopez, si tes ennemis te tenaient captif et t'annonçaient que tu vas mourir, n'aurais-tu rien à dire avant de marcher vers le mur ?
- Si, répondit brutalement Lopez. Je crierais, de toutes mes forces : "Vive la Révolution !"
- A moins, répartit le poète avec douceur, que tu ne charges tes bourreaux d'un ultime message pour ta mère, ou que tu ne tombes à genoux et te remettes entre les mains de la Vierge Marie. Oui, je crois plutôt que tu prierais la Vierge Marie.
- Qu'importe ce que je ferais alors, gronda Lopez. Ce n'est pas moi qui vais mourir. C'est toi !
- Tu n'as pas l'âme si noire, Lopez, qu'au moment de recevoir en plein coeur les douze hosties sanglantes, tu ne te souviennes à temps d'un rossignol à qui jadis, enfant, tu crevas les yeux. Peut-être alors demanderais-tu qu'un moment te fût laissé, juste assez de temps pour qu'un autre rossignol se mette à chanter.
Jean Rousselot
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